par Chaoui Mokhtar
Source : Plumes Horizons
Je suis père, comme des millions de Marocains. Et parfois, mes enfants me réclament une histoire de héros comme ils en voient tant à la télé. Alors, je creuse dans ma mémoire pour leur trouver un héros « maghrabi », un de chez nous, et je ne trouve que des noms étrangers. On n’a pas de Che Guevara, on n’a pas de Gandhi, on n’a pas de Malcom X, on n’a pas de, de et de… On n’a que des rois. Ceux qui auraient pu figurer comme des héros nationaux, ceux qui avaient l’étoffe des héros : des Abdelkerim Khatabi, des Raissouni, des Raliani, et j’en passe, ont tous été discrédités par le pouvoir pour avoir été justement des héros.
Donnez-moi un seul nom, un seul, que je pourrais raconter à mes enfants. Mais surtout ne me donnez pas les noms de ceux qui ont signé l’indépendance du Maroc à Aix-les-Bains (le temps nous dira s’ils ont signé l’indépendance ou la dépendance, et à quel prix ?), ne me donnez pas les noms de ceux qui ont la carte de résistant comme d’autres ont la carte d’un ciné-club ou d’un SPA. Les résistants, les vrais, ne sont plus de ce monde. Les héros, les vrais, ont tous été bannis ou exilés.
Depuis plusieurs siècles, il est interdit d’être un héros au Maroc, pour la simple raison que LE SEUL, L’UNIQUE, L’INCONTESTABLE HÉROS RESTE LE ROI. Et tous ceux qui lui disputent cet héroïsme partagent leurs repas avec les vers de terre. Vous êtes un génie ? Changez de pays. Vous êtes un créateur ? Décampez. Vous êtes un artiste ? Allez « artistiquer » ailleurs. Ici, ils n’ont pas besoin de vous. Ici, ils ont besoin d’esclaves consentants qui savent baiser les mains et les pieds, qui savent se prosterner, qui savent comploter, médire, jalouser, rapporter. Et si par hasard une illumination vous éclaire, une idée de génie vous traverse, un projet de société vous tient à cœur, surtout ne les exposez pas, ne les revendiquez pas, n’en parlez à personne, même pas à celui que vous regardez dans le miroir. Contentez-vous de les soumettre à qui de droit qui, du haut de sa solennité, les présentera en son nom. Souvenez-vous des fameuses expressions du temps de Hassan II qu’on nous rabâchait à longueur d’années : « le premier sportif », « le premier savant », le premier moufti », « le premier artiste », « le premier en tout. » Quelque chose a-t-elle changé depuis ? Je vous laisse le soin de répondre.
Le pire dans un pays, ce n’est même pas l’absolutisme, car l’absolutisme est facilement contournable ; le pire, c’est la perte de l’espoir : l’espoir d’être quelqu’un, l’espoir de contribuer au bien de ses proches, de son peuple, de sa nation, l’espoir de laisser une trace à l’humanité, l’espoir d’être le concepteur d’un projet de société, d’être créatif… l’espoir d’être seulement un homme libre. Cet espoir est inexistant au Maroc, car tout le monde vous presse de tous les côtés, qui te prie de la fermer parce que tes idées sont antireligieuses, qui te menace de prison parce que tes propos sont de la lèse-majesté, qui te traite de « ould la7ram », parce que tes écrits mettent en doute les sacro-saintes valeurs de nos intouchables traditions, qui te bannit parce que tes pensées dérangent les chérissimes « piliers » de notre sainte nitouche société, qui te crache dessus parce que tu es simplement différent, etc. etc.
Partout, partout : à la télé, dans les différentes instances, dans la rue, chez soi, il n’y a que religion et makhzen ; makhzen et religion. Même les intellectuels ont démissionné. Ils ne font plus appel à la raison, à l’esprit de contradiction, au droit à la différence. On n’entend plus que « 9ala LLah » (Allah a dit), « 9ala Rassoul » (Le Prophète a dit), « 9alla l’malique. » (Le Roi a dit). Résultat : impossible de mettre en cause la parole divine et/ou royale, impossible même d’en discuter sans risquer gros. Et tout le monde est content, et tout le monde guette les selfies, et tout le monde danse, et tout le monde est heureux. L’3am ziiiiiine a Sidi. Tous les secteurs vitaux d’une nation : enseignement, santé, justice ont touché le fond au Maroc et le Marocain continue de répéter : L’3am Ziiiine a Sidi. Aucune autre peuple n’excelle autant dans l’auto-flagellation consensuelle. Le véritable danger qui ronge le Maroc depuis belle lurette, c’est ce soi-disant esprit de consensus. Un consensus de façade entre les partis politiques, entre les intellos, entre les artistes, entre les quidams, surtout entre les chemkaras au col blanc. Un consensus sur tout, absolument tout. Même le consensus en a marre de se faire « con-sens-suer » autant.
Parce que nous vivons dans un pays stable, nous disent les sous-fifres du pouvoir (regardez les autres pays qui sont gangrenés par des guerres fratricides) estimez-vous heureux de vivre en paix, sécurité et prospérité, et patati et patata… vous connaissez la suite. Seulement, ils ne savent pas que la stabilité sécuritaire, la paix peureuse, le consensus des imbéciles sont les pires ennemis de la créativité, de la liberté, du progrès. Il n’y a que dans le choc des pensées, dans l’esprit de confrontations des idées (et non pas les idées de confrontation) que progresse une société, qu’elle accouche de savants et d’artistes dignes de ce nom, qu’elle enfante des héros, des vrais. Impossible d’enfanter des héros dans une société de la pensée unique, dans un régime « d’auto-esclavagisme » où la moindre parole est comptabilisée, parfois à décharge, souvent à charge. Impossible de tousser sans la permission d’un Imam ou d’un bacha. Impossible d’être soi-même.
A quand un Maroc où on aura le droit de penser, de proposer, de créer autre chose que ce qui nous est imposé ? A quand un Maroc où les héros auront le droit de bourgeonner sans être décapités avant leur éclosion ? A quand un Maroc ou l’espoir cessera de désespérer ?
Quand les poules auront des dents, n’est-ce pas?
En attendant, c’est au peuple qu’on arrache les dents pour qu’il n’ait plus la possibilité de mordre.