Ephémérides : 6ème anniversaire du soulèvement de Gdeim Izik

Aujourd’hui, 10 octobre mais de l’année 2010, les sahraouis sont sortis dans la banlieue de la ville de El Aaiun, capitale occupée du Sahara Occidental pour protester contra la politique d’appauvrissement pratiquée par le Maroc contre la population sahraouie afin de les mettre à genoux et mater la résistance sahraouie contre l’occupation.
Ils ont dressé le campement de Gdeim Izik en guise de protestation contre leur situation sociale, politique et économique loin d’être l’image d’El Dorado que les autorités d’occupation tentent de projetter à l’extérieur dans le but de vendre leur occupation illégale et contestée par le droit international et la population locale.

La protestation de Gdeim Izik est le produit direct de l’inefficacité du Conseil de Sécurité dans la résolution du conflit du Sahara Occidental en raison du soutien inconditionnel de la France à l’occupation marocaine.

A l’occasion du 6ème anniversaire de l’épopée de Gdeim Izik, nous avons le plaisir de vous présenter pour lecture une étude faite par la revue Années du Maghreb sur le soulèvement de Gdeim Izik.
Sahara Occidental : quel scénario après Gdeim Izik ?
Par Carmen Gómez Martín
À lautomne 2010, comme prélude aux protestations populaires du Maghreb et du Machrek, les Sahraouis accomplissent une action totalement inattendue : ils dressent le campement pacifique de Gdeim Izik afin de dénoncer leur situation sur les plans politique, économique et social au sein des territoires occupés par le Maroc au Sahara Occidental. Plusieurs semaines après son établissement, le camp est violemment démantelé par les forces de sécurité marocaines. Cette opération provoque des émeutes dans la plupart des villes du Sahara Occidental. Le bilan est lourd : plusieurs centaines de blessés et de détenus et la mort de treize personnes (policiers marocains et civils sahraouis).
Gdeim Izik est considéré par certains auteurs comme lannonce du « printemps arabe ». Le premier à linterpréter de la sorte, bien quil ne soit pas un expert en la matière, est le linguiste américain Noam Chomsky1. Son avis est corroboré, comme on le signalera plus tard, par des spécialistes du dossier comme le chercheur Bernabé López García. Cette révolte partage certains éléments avec les épisodes révolutionnaires déclenchés dans dautres pays de la région mais, dans le même temps, elle présente des caractéristiques intrinsèques qui se reflètent, par exemple, dans la capacité des Sahraouis à combiner, au sein du campement, trois types de demandes : socio-économiques, de reconnaissance identitaire et de reconnaissance politique (ces dernières concernant le référendum dautodétermination et lindépendance du Sahara Occidental).
Lobjectif de ce texte2 est de détailler le déroulement des protestations de Gdeim Izik et de fournir les éléments nécessaires à la compréhension des effets que cet événement a eus, à court terme, au sein des territoires occupés et dans les camps de réfugiés sahraouis à Tindouf (Algérie). Ces effets se matérialisent dans la revitalisation du conflit par de nouvelles formes de protestation (létablissement de campements en dehors des centres urbains), dans lirruption de nouveaux acteurs dans lespace de contestation sahraoui (notamment des jeunes chômeurs et des activistes des droits de lHomme), dans la transition dactions pacifiques vers des réactions plus radicales et violentes, ou encore dans la montée des tensions entre les différentes populations qui cohabitent dans la région.
Chronologie des faits
Gdeim Izik est le résultat de plusieurs essais infructueux de formation de camps pacifiques de protestation dans la périphérie des principales villes du Sahara Occidental (Laâyoune, Smara, Dakhla et Boujdour). Avec cette stratégie de lutte, les Sahraouis entendent dénoncer les mauvaises conditions sociales et économiques subies dans les territoires occupés, notamment leur marginalisation dans laccès à lemploi et au logement, la corruption endémique qui éclabousse les autorités locales (sahraouies et marocaines), la spoliation des ressources naturelles de la région et les politiques étatiques dassistance qui sont accordées non pas sur des critères socio-économiques, mais selon les appuis obtenus auprès du régime alaouite.
Au début du mois doctobre 2010, lidée détablir un nouveau camp dans la périphérie de la ville de Laâyoune se répand rapidement dans la population sahraouie. La gestion douteuse par les autorités locales de plusieurs dossiers sensibles, dont les fonds de développement et les aides sociales, fait exploser la contestation3. Le 10 octobre les premiers manifestants arrivent à Gdeim Izik, à 12 km de Laâyoune. Il sagit de plusieurs dizaines de personnes, pour la plupart femmes et jeunes chômeurs. À ce moment, la police et la gendarmerie marocaines ninterdisent pas le rassemblement, encourageant alors larrivée dun nombre croissant de participants4. Daprès lOrganisation marocaine des droits de lHomme (OMDH) (2011, p. 8), lapproche utilisée pour traiter les dossiers sensibles de la région divise les représentants de lautorité locale à Laâyoune qui soutiennent linstallation du campement de Gdeim Izik. Dans son rapport, lOMDH affirme également quun responsable local, avec lappui des membres de sa famille et dautres personnes proches, a encouragé linstallation du camp et a participé activement à son financement.
Laffluence massive de Sahraouis complexifie la gestion du campement. Ainsi, quelques jours après sa constitution il devient nécessaire de former des comités dorganisation : sécurité interne, nettoyage, infrastructure, services primaires et comité de dialogue5. En outre, le camp est divisé en six « quartiers », chacun dentre eux est placé sous la responsabilité dun chef. Linstallation incontrôlée des khaimas (tentes) amène les forces de sécurité marocaines à clôturer le camp au moyen dune tranchée et de plusieurs murs de sable renforcés par des camions. Les voies daccès sont aussi restreintes à une seule entrée, celle de la route connectant les villes de Laâyoune et de Smara, obstruée par trois barrages policiers.
Arrive ainsi le 24 octobre. Ce jour-ci, une voiture avec six personnes à bord est mitraillée par larmée, alors quelle essayait de contourner un poste de contrôle. Au cours de la fusillade un adolescent de 14 ans meurt sur le coup. Il est inhumé trois jours plus tard sans lautorisation de sa famille et en labsence de ses proches. Cette mort influe profondément sur la suite des évèn
ements. À lextérieur du camp le blocage médiatique se durcit. Les autorités marocaines empêchent les jou
rnalistes étrangers de se déplacer à Laâyoune, certains dentre eux sont même expulsés du pays6. Plusieurs observateurs internationaux et parlementaires européens subissent le même sort, tels le parlementaire espagnol Willy Meyer, du parti politique Gauche unie, et le député français Jean-Paul Lecoq, du Parti communiste français. Sans présence dobservateurs, ni de la presse internationale, les informations deviennent invérifiables. La désinformation accroît alors les spéculations et les rumeurs, alors quà lintérieur du camp, les esprits séchauffent. Comme souligne Mawaba, participante à la contestation de Gdeim Izik :
« Après la mort de El Garny Nayem la tension était palpable au sein des camps. Le comité de négociation et de nombreux Sahraouis installés dans le campement ont continué à parler des revendications sociales et économiques mais la rage engendrée par ce meurtre a fait réagir les manifestants. Le démantèlement du campement savérait imminent, alors nous avons commencé à parler ouvertement des revendications politiques, dautodétermination et dindépendance »7.
Malgré la tournure des événements, le dialogue se poursuit entre le comité de représentants du camp (composé de neuf membres) et les autorités marocaines. Les contacts sétablissent au début avec Mohamed Jelmous, wali (gouverneur) de Laâyoune, et plus tard avec une commission du ministère de lIntérieur constituée par trois walis de ladministration centrale. Enfin, au dernier moment, les négociations sont dirigées par le ministre de lIntérieur en personne, Taïeb Cherkaoui. Le 4 novembre 2010 un accord de principe est conclu, selon lequel lÉtat marocain sengage à répondre progressivement aux demandes des manifestants relatives au logement et au travail. Un premier pas est franchi avec la constitution dun comité mixte (représentants sahraouis et autorités marocaines) chargé dentreprendre le recensement des personnes défavorisées à lintérieur du campement. La mise en Suvre des mesures devait débuter le lundi 8 novembre, mais aucune ne sera réalisée car le démantèlement du camp est déclenché ce même jour8.
Lopération se produit à laube, après un appel confus des hélicoptères de la police survolant les lieux et ne laissant pas le temps dorganiser lévacuation. Cest alors le chaos entre ceux qui essaient de fuir et ceux tentant dorganiser la résistance face aux forces de sécurité marocaines équipées de canons à eau, gaz lacrymogènes et balles en caoutchouc. Daprès les autorités marocaines lintervention ne pouvait plus attendre, car le camp était tombé sous les mains de groupes de trafiquants et de criminels qui retenaient une partie de la population sahraouie contre sa volonté9. Or, les organisations sahraouies et marocaines de défense des droits de lHomme mettent en cause ce discours10. Elles mettent en avant le fait que quatre walis du ministère et le ministre de lIntérieur lui-même avaient négocié pendant des jours avec ces mêmes représentants censés êtres des criminels séquestrant la population.
Linconsistance du discours officiel laisse donc sans réponse la question principale. Pourquoi démanteler par la force le campement si le dialogue se poursuit encore entre les deux parties, et si une réunion entre le Front Polisario et les représentants marocains est programmée ce jour même à New York ? Lirruption violente dans le camp est fortement critiquée par certains participants, comme la députée sahraouie du Parti du progrès et du socialisme (PPS) et également membre du Conseil royal consultatif des affaires sahariennes (CORCAS). Daprès Bernabé López García (2010)11, seules les pressions exercées par des personnalités influentes hostiles à la décentralisation de lÉtat et au projet dautonomie élaboré par Rabat depuis 2007, confortées par le discours radical prononcé par Mohamed VI quelques jours auparavant, au cours de lanniversaire de la Marche verte, peuvent expliquer le soudain changement davis et la violence déclenchée au cours du démantèlement du campement.
Lassaut des forces de sécurité engendre une réponse très violente de la part des jeunes du camp12. Cette violence sétend peu après à Laâyoune, où le manque dinformation favorise la rumeur dun massacre parmi la population sahraouie. Cette confusion et la faible présence policière entraînent le chaos au sein de la ville : blocage de routes, barricades, saccages et incendies des administrations publiques, des commerces, des banques, des bureaux et des voitures de citoyens marocains13. Au cours des émeutes, un jeune Sahraoui de nationalité espagnole meurt renversé par une voiture de police, attisant davantage les actions contre les établissements publics et les biens privés. Larrivée du gros des forces de sécurité marocaines, jusqualors placées à Gdeim Izik, freine cette vague de violence. Pourtant, au cours de laprès-midi et de la soirée du 8 novembre, des civils marocains sous la protection de la police, voire encouragée par celle-ci, sont à la tête dune contre-offensive au sein des quartiers à majorité sahraouie, reproduisant les scènes de pillage et de destruction de commerces et de maisons.
Le coût humain de lopération de démantèlement et des émeutes postérieures est très important. À la fin de la journée les blessés, la plupart Sahraouis, se comptent par centaines, tandis que le chiffre des morts atteint treize personnes onze Marocains appartenant aux forces de sécurité et deux Sahraouis. Par ailleurs, la chasse aux instigateurs de la révolte crée un climat de tension et de crainte qui maintient la ville de Laâyoune dans un état durgence non déclaré. Les intrusions dans les maisons sans mandat judiciaire, les passages à tabac et les mauvais traitements dans les commissariats de police, ou encore les détentions injustifiées, se poursuivent plusieurs semaines après le 8 novembre. Si des dizaines de détenus sont remis en liberté sans poursuites judiciaires quelques heures après leur arrestation, environ 130 personnes sont transférées vers la « Prison noire » de Laâyoune14 et 23 autres (parmi lesquelles se trouvent plusieurs militants des droits de lHomme) sont transférées à la prison militaire de Salé (Maroc). Toutes les personnes appartenant au premier groupe sont libérées sous condition dans les six mois suivant leur interpellation. Pourtant, un an après Gdeim Izik le groupe de Salé demeure en prison sans avoir été jugé. Ils sont accusés de formation et dappartenance à une bande criminelle, dassassinat des agents des forces de lordre, de prise dotages et de mise en danger de la sûreté de lÉtat ; des délits passibles dun tribunal militaire.
Configuration du nouveau scénario de laprès automne 2010
Gdeim Izik représente pour les Sahraouis un moment de rupture, notamment en ce qui concerne la participation massive de la population dans lorganisation de la contestation mais également dans la coexistence intercommunautaire entre Sahraouis et Dakhilis15. Pourtant, et malgré les graves problèmes sociaux qui expliquent le mécontentement des Sahraouis, lÉtat marocain demeure dans la continuité, privilégiant des mesures répressives, comme le renforcement de lappareil sécuritaire. Quelques semaines après le démantèlement du campement un nouveau wali, Khalil Dkhil, dorigine sahraouie, est nommé à Laâyoune. Cette mesure nest cependant pas accompagnée de changements pl
us profonds concernant laccès au logement, aux services sociaux primaires, à lemploi, etc.
Limportance de Gdeim Izik ne réside pas tant dans la formation et le développement du camp, mais dans les changements que cette action imprévue introduit a posteriori au sein de la société sahraouie et dans lensemble de la région. Quatre phénomènes caractérisent le nouveau scénario survenu après les événements de lautomne 2010 :
1. La consolidation des revendications à caractère socio-économique comme moteur de la contestation.
2. Lirruption de nouveaux acteurs contestataires dans les manifestations, notamment des jeunes chômeurs et des activistes des droits de lHomme. 
3. La rupture de la fragile cohabitation entre Sahraouis et Marocains comme en témoignent les affrontements récurrents entre les deux communautés depuis novembre 2010.
4. Gdeim Izik opère également des changements au sein des camps de réfugiés sahraouis à Tindouf. La radicalisation des discours se reflète autant sur la question du retour aux armes que sur les demandes dintroduction de mesures démocratiques au sein des institutions gouvernementales sahraouies.
La transformation des formes de lutte au Sahara Occidental
15Lévolution du campement surprend tous les observateurs et même ses protagonistes sahraouis. Malgré le manque dinfrastructures et de moyens, ainsi que la situation difficile des premiers jours, la population déplacée parvient à organiser un événement de grande ampleur et à sorganiser rapidement. En ce sens, Gdeim Izik est un instrument qui permet de mesurer leurs forces, revitalisant et amplifiant les piliers de la mobilisation citoyenne.
Une fois que lEspagne signe en 1975 la cession de son ancienne colonie au Maroc et à la Mauritanie, les Sahraouis, qui ne fuient pas vers lAlgérie, deviennent en grand nombre membres de la résistance. Néanmoins, la construction au cours des années 1980 du mur défensif qui divise le Sahara Occidental entre les territoires occupés et les « territoires libérés », cest-à-dire placés sous contrôle du Front Polisario, finit par isoler les villes sahraouies et leur population de tout contact avec la guérilla (Ruíz Miguel, 1995). Après la signature du plan de paix en 1991, une situation de « calme tendu » sinstalle au sein des camps de réfugiés. La guerre est finie et, pourtant, le Maroc et la Communauté internationale continuent à faire converger leurs regards vers Tindouf, sans se rendre compte que ce sont les villes du Sahara Occidental, lieux que le Maroc estime bien contrôler, le véritable enjeu. Au cours de la dernière décennie, les altercations et les crises de cohabitation entre les Sahraouis et les Marocains ont été monnaie courante dans les villes du Sahara et même à lintérieur du Maroc, là où des groupes de jeunes Sahraouis poursuivent leurs études universitaires. À ces moments de tension sajoutent trois événements importants qui contribuent à la transformation de la contestation sahraouie entre 1999 et 2010.
Le premier événement le moins connu , se déclenche en septembre 1999 et il est qualifié par les Sahraouis comme leur première « Intifada ». Le centre névralgique des protestations est la place dEchdeira, en plein cSur de Laâyoune, et elles sont relayées par des étudiants, des jeunes chômeurs, des travailleurs des mines de phosphates de Boukraa et des anciens détenus (Sobero, 2010). Les revendications de nature socio-économique sont à la base des manifestations. En effet, à ce moment, les problèmes liés au chômage, la difficulté daccès au logement ou les sentiments dinjustice provoqués par la concentration en très peu de mains des richesses de la région, apparaissent comme les principaux moteurs de la contestation. Pourtant, la question politique demeure implicite dans les revendications. Les références territoriales et les symboles indépendantistes surgissent dès que les manifestations commencent à être durement réprimées par les forces de sécurité marocaines sous la direction du ministre de lIntérieur, Driss Basri. Il est nécessaire de rappeler, en outre, que cette crise se déclenche peu après lintronisation de Mohamed VI. Elle est un avertissement clair au nouveau monarque que la lutte dans les territoires occupés na pas disparu avec son prédécesseur, Hassan II16.
En mai 2005, démarre un nouveau cycle de protestations qui se prolonge jusquen 2006. La deuxième « Intifada » sahraouie comprend, dès son commencement, un caractère clairement politique17. La dispersion violente dun groupe de personnes qui manifestaient contre le transfert dun détenu sahraoui vers la prison dAgadir provoque une vague de manifestations à Laâyoune, Smara et Dakhla. Celles-ci sétendent peu après à plusieurs villes marocaines où les affrontements entre la police et des étudiants sahraouis causent la mort dun jeune en octobre 2005. Au cours des altercations, une quarantaine de manifestants est arrêtée et accusée de troubles à lordre public, dappartenance à des associations illicites, dincitation à la formation démeutes et de dommages à la propriété publique. Les détenus, parmi lesquels se trouvent des activistes connus des droits de lHomme comme Ali Salem Tamek, Brahim Noumria ou Aminatou Haidar, sont condamnés à six mois de prison. Ils sont relâchés au début 2006 à la faveur des pressions internationales18. Durant cette période, les activistes emprisonnés et plusieurs organisations de défense des droits de lHomme dénoncent à plusieurs reprises les tortures subies dans les commissariats de police et les prisons, les déplacements arbitraires de détenus et les conditions inhumaines dincarcération19.
Après 2005, le Sahara Occidental disparaît du paysage médiatique international. Cet effacement coïncide avec lapaisement de la contestation qui cependant ne cesse pas totalement. En effet, les graves problèmes politiques, sociaux et économiques demeurent, et les seules mesures mises en Suvre par lÉtat marocain sont destinées à renforcer la sécurité de la région et la répression.
Une nouvelle crise se déclenche quatre ans plus tard, en novembre 2009. La grève de la faim menée par lactiviste des droits de lHomme, Aminatou Haidar, à laéroport de Lanzarote20 met en évidence linterminable confrontation entre le régime chérifien et les Sahraouis. Au cours de lannée 2010, et grâce au grand intérêt suscité par laffaire Haidar au niveau international, les manifestations reprennent avec une intensité renouvelée. Cest le cas, par exemple, de la procédure judiciaire contre sept activistes des droits de lHomme arrêtés le 8 octobre 2009 à laéroport de Casablanca lors de leur retour de Tindouf. Le jugement est repoussé pendant plus dun an à cause des nombreux incidents entre populations sahraouie et marocaine qui émaillent les audiences (Gómez Martín, 2011, p. 159).
En 2010, le mécontentement social explose chez les Sahraouis, engendrant une mutation des formes de la protestation. En ce sens, la création de villes-campements dans la péri
phérie des principaux centres urbains du Sahara change la perception des espaces traditionnels de la contestation. Les camps sont établis près des villes, dans des lieux qui facilitent leur approvisionnement, tandis que leur situation extra-urbaine les éloignent du contrôle des
autorités locales. Plus important encore, ils symbolisent la réappropriation dun espace fondamental pour lidentité et la culture sahraouies : le désert (Berona Castañeda, 2011, p. 6).
Gdeim Izik est, par conséquent, la confirmation de la mise en place des nouvelles formes de lutte : lutilisation du désert comme espace alternatif de localisation et de développement de la contestation, la considération de la khaima comme instrument de résistance, la mise en avant des questions socio-économiques afin de légitimer les revendications, etc. La révolte de 2010 entérine, en même temps, la violence accrue des altercations et la montée des attitudes racistes entre communautés. Il ne sagit plus exclusivement daffrontements entre des manifestants sahraouis et les forces de sécurité marocaines mais de confrontations directes, déclenchées au moindre incident, entre Sahraouis et Dakhilis.
Les révolutions démocratiques qui secouent le Maghreb et le Machrek depuis le début 2011 se caractérisent par la participation massive de la jeunesse en tant quacteur-moteur des manifestations. Ce leadership de la jeunesse des couches moyennes et populaires nest pas un produit du hasard. Le facteur démographique (importante réduction des taux de fécondité dans les dernières décennies et extrême jeunesse de la population21) et la croissance des taux de scolarisation et du niveau déducation caractérisent un scénario marqué par la haute potentialité économique de cette population (Khader, 2011). Néanmoins, la jeunesse des pays arabes se heurte à la décadence et à la corruption des régimes dictatoriaux, contrôlés par des oligarchies qui sont parvenues à amasser de grandes fortunes et à se maintenir longtemps au pouvoir avec le consentement de lOccident. En ce sens, la situation actuelle des pays touchés par les révolutions ne peut pas être déconnectée du contexte de crise économique mondiale, ni des contradictions sociales engendrées par le système néolibéral : spoliation des ressources naturelles par des multinationales étrangères, approfondissement de graves déséquilibres sociaux entre les classes moyennes et populaires et les élites au pouvoir, etc. (Massiah, 2011). La crise de léconomie familiale, le poids du secteur informel, lincapacité du marché du travail à proposer des offres demploi en adéquation à la formation académique de plus en plus élevée de cette population, les barrières imposées par lEurope à la migration, etc., incitent la jeunesse à considérer le renversement des vieux régimes dictatoriaux comme la seule possibilité de changer son avenir.
Concernant le Sahara Occidental, les protagonistes de la contestation se sont considérablement diversifiés en ce début de siècle. Concrètement, entre 2005 et 2011, les activistes des droits de lHomme et les jeunes chômeurs ont joué un rôle central dans la réorganisation du champ de contestation sahraoui22. Le manque de données sur la jeunesse nempêche pas pour autant lidentification de caractéristiques communes avec celle des pays voisins : marginalisation sociale et politique, taux élevé de chômage, manque de libertés, perspectives futures incertaines, etc. À celles-ci il est nécessaire dajouter, dans le cas sahraoui, les dérives du conflit territorial et la montée des tensions ethniques avec dautres populations habitant la région.
Osman, un jeune sahraoui participant aux manifestations de Gdeim Izik et incarcéré pendant plusieurs mois après le 8 novembre 2010, signale les principaux facteurs du mécontentement de la jeunesse sahraouie des territoires occupés :
« Les jeunes sahraouis& deux mots liés au désespoir, au manque dopportunités et au chômage. Nous navons pas de travail dans les mines de phosphates, ni dans la pêche, lassistance sociale favorise les colons marocains, laccès à léducation et, surtout, la formation universitaire est pleine dentraves&Nous, les jeunes, nous avons limpression que le but est de nous appauvrir, de nous marginaliser jusquau point daccepter la situation. Cest un jeu de pouvoir et de résistance. Si tu veux manger, travailler, avoir une vie digne tu dois renoncer à tes idées. Si tu ne le fais pas, tu es destiné à la pauvreté, à passer toute ta vie en prison ou à la migration irrégulière. Cest facile de comprendre pourquoi la jeunesse sahraouie sest révoltée, pourquoi elle est devenue le moteur des protestations »23.
La présence marginale du Front Polisario dans les territoires occupés et limpossibilité de constituer des partis politiques opposés aux intérêts de lÉtat marocain par rapport au conflit territorial, oblige les jeunes sahraouis qui souhaitent participer aux décisions locales à sinscrire au sein des partis marocains, ou à devenir militants des associations de défense des droits de lHomme24 (Veguilla, 2009, p. 106-107). Bien que ces dernières ne soient pas légales, elles disposent dappuis au sein de la société. Par ailleurs, la transformation de leurs figures les plus charismatiques en icônes de la résistance à loccupation leur a procuré un capital politique spécifique au sein du mouvement sahraoui. Ce fait ouvre la porte de la représentation politique à dautres acteurs, et déplace le Front Polisario en tant quorganisation de référence, rôle quil a rempli de façon hégémonique entre la moitié des années 1970 et la fin des années 1990.
La répression exercée par lÉtat Marocain à lencontre des Sahraouis a joué, dans le même temps, un rôle fondamental dans la recomposition de lespace politique de contestation. En ce sens, les acteurs engagés dans les protestations ont appris à bien fixer la limite entre des actes de mécontentement interdits et tolérés, cest-à-dire, susceptibles dengendrer ou non des actions répressives des autorités marocaines. Cest là que la contribution des jeunes Sahraouis a été la plus importante, car ils sont parvenus à substituer au moins, dans le discours public , les références ethniques et politiques par dautres références empruntées au droit au développement économique et social de la région (Veguilla, 2009, p. 97-98). Cela explique, par exemple, la constitution dassociations composées par des jeunes sahraouis et tolérées par le régime, ayant pour but la défense dintérêts spécifiques (économiques, sociaux) ou la dénonciation de certaines situations liées à lemploi et considérées comme injustes25.
Gdeim Izik est un exemple de ce type de mobilisation, en apparence dépolitisée et légitimée par lensemble des acteurs sociaux mais possédant, au fond, un caractère politique voilé mais incontestable tant pour les acteurs protestataires que pour les autorités marocaines. Comme lindique lOMDH:
« On ne peut pas parler des revendications sociales des citoyens en ignorant leurs revendications politiques. Dailleurs, la question sociale est, au fond, politique, car elle est la conséquence de la discrimination et du pillage des richesses qui sévissent dans la région »26.
Enfin, à partir de 2005, les actions de contestation dans les territoires occupés ont été appuyées par lutilisation des nouvelles technologies de linformation et de la communication : Internet, blogs, réseaux numériques et sociaux. Bien que ces technologies soient encore rares dans les
villes du Sahara Occidental, elles ont permis la participation croissante des citoyens dans lélaboration et léchange dinformations par le biais de
la narration dexpériences personnelles, de vidéos ou de photographies diffusées instantanément sur le Web à laide des réseaux numériques. Lirruption de ces nouveaux instruments dans la vie quotidienne des jeunes sahraouis au début des années 2000 a contribué à changer leur perception sur leur participation à la politique. Cest le cas de Mohamed, étudiant de 22 ans à luniversité Hassan II de Casablanca :
« Depuis quelques années jutilise Internet fréquemment. Cest un instrument qui a changé ma perception sur la façon dont les jeunes peuvent participer en faveur de la cause sahraouie. Je me suis mis en contact, en très peu de temps, avec des jeunes sahraouis installés en Espagne et maintenant on échange des informations, des réflexions, nous faisons arriver des vidéos enregistrées dans les universités marocaines, des vidéos enregistrées au cours des manifestations& Cest un peu compliqué et dangereux mais cest le seul moyen pour faire sortir linformation hors du pays. Il faut saccommoder aux nouveaux temps et utiliser les technologies qui sont à notre disposition pour effectuer des changements. Le problème, à mon avis, est que nous ne sommes pas tout à fait conscients de la potentialité de ces nouveaux instruments/»27.
Ces nouvelles technologies ne peuvent pas être considérées comme les déclencheurs des manifestations, mais elles jouent un rôle important en tant que moyens de socialisation politique, en renforçant le dialogue et léchange didées entre les jeunes contestataires au sein des territoires occupés, dune part, et entre ceux-ci et dautres jeunes Sahraouis installés en Espagne ou dans les camps de réfugiés à Tindouf, dautre part (Gómez Martín et Omet, 2009, p. 214). Limportance de la présence dInternet et de lusage des réseaux sociaux fût largement confirmée durant la crise de Gdeim Izik. Au cours des semaines dexistence du camp, les blogs et les réseaux sociaux se présentent comme les seules informations alternatives face au discours officiel diffusé par la presse marocaine.
La rupture du mythe de la cohabitation : larrivée de tensions ethniques
Les émeutes, qui se déclenchent à Laâyoune le jour même du démantèlement du camp, marquent profondément les relations entre les différentes populations habitant les villes du Sahara Occidental. Néanmoins, ces confrontations intercommunautaires du 8 novembre 2010 ne sont pas nouvelles mais résultent dun climat de tension qui saggrave depuis des années. Ce scénario brise, par conséquent, limage de cohabitation pacifique que les autorités marocaines ont essayé de promouvoir à lintérieur et à lextérieur du territoire. Néanmoins, la situation actuelle est devenue plus dangereuse. Dune part, le clivage entre les populations dépasse largement le débat sur lindépendance du Sahara ou de son annexion totale au Maroc, dautre part, les désaccords et la méfiance entre communautés ont franchi la ligne rouge distinguant les disputes sans véritables conséquences du déclenchement daffrontements violents dépassant le cadre local.
Des explications de ce changement se trouvent, en partie, dans les politiques sociales et économiques mises en Suvre par lÉtat marocain depuis le début de loccupation du Sahara Occidental. En ce sens, le journaliste Dris Benani (2011) a mis en évidence que les mesures prises dans la région ont contribué ultérieurement à la formation de barrières psychosociales difficiles à franchir entre les populations qui cohabitent dans les villes du Sahara. En effet, ces politiques, visant le développement de la région, ainsi que son occupation effective, auraient engendré à long terme des effets contraires à ceux poursuivis28.
Tout dabord, et afin de « marocaniser » le territoire, Rabat encourage larrivée de nouvelles populations provenant des régions du Nord grâce à lapplication dimportants stimulants économiques et de généreuses politiques dassistance29. À ces mesures sen ajoutent dautres destinées aux ex-combattants sahraouis ralliés au Maroc. La plupart dentre eux ont obtenu des postes importants au sein de ladministration publique. Enfin, un troisième groupe, dénommé « habitants dAl Wahda » complète les populations assistées par lÉtat marocain dans les principaux centres urbains du Sahara Occidental. Il sagit de plusieurs milliers de personnes appartenant à des tribus sahraouies qui nhabitaient pas à lintérieur du territoire en litige et qui, à partir de 1991, sont transférées par les autorités marocaines, tous frais payés, dans des bidonvilles provisoires des périphéries de Laâyoune, Smara, Boujduor et Dakhla pour faire partie des listes didentification de la MINURSO30. Leur présence sur le territoire était programmée, en principe, pour quelques semaines mais le blocage du processus didentification, opéré précisément par le surplus dindividus à identifier, et le fait quelles se trouvent assistées en permanence par lÉtat marocain les encourage à y rester, provocant ainsi la colère des Sahraouis natifs des lieux (Benani, 2011). En tout état de cause, la situation actuelle laisse penser que le véritable objectif dune telle mesure était dencourager le repeuplement de la région avec des éléments sahraouis favorables au discours sur la « marocanité » du Sahara Occidental.
Cet ensemble de politiques dassistance contribue à tendre les rapports sociaux, car elles sont un signe clair de discrimination adressé à légard des Sahraouis qui sopposent à la présence du Maroc dans le territoire. Ainsi, ces derniers ont finit par se convaincre que laccès à un logement correct, aux aides étatiques et aux services sociaux de base dépend entièrement de lappui prêté au régime ou de lappartenance à un groupe ethnique. Ce fait est confirmé par Ibrahim, jeune militant de lAssociation sahraouie des victimes des violations graves des droits de lHomme :
[&] Dans la rue il y a une pensée généralisée qui engendre un lot de frustrations et des tensions& aujourdhui deux conditions sont indispensables pour vivre au Sahara : soit tu es Marocain et donc tu bénéficies de toutes les facilités pour tinstaller ici, soit tu es daccord avec loccupation et alors tu peux mener une vie plus au moins aisée si tu parviens à rejeter ton identité »31.
En définitive, les politiques sociales et économiques partielles, le sentiment dinjustice, et le manque total de compréhension entre populations ont conduit à de graves frictions entre communautés qui se définissent, avant tout, par leur appartenance ethnique. Un exemple symptomatique de lirruption de ce type dattitudes se trouve dans les confrontations qui ont lieu à Dakhla entre jeunes Dakhilis et Sahraouis au cours du festival de musique « Mer et Désert » en février 2011, ou les émeutes qui provoquèrent sept morts en septembre 2011, dans la même ville, après un match de football amateur32.
Des journaux indépendants marocains, comme Tel Quel et des associations de défense des droits de lHomme marocaines, comme lOMDH, convergent pour signaler que la violence intercommunautaire qui est en train déclater au Sahara Occidental est le produit des dérives du conflit territorial encore non résolu mais, également des politiques sociales et économiques conduites depuis trois décen
nies sans prise en compte de la population native sahraouie face à dautres populations originaires du nord du Maroc. Par ailleu
rs, ces deux observateurs mettent laccent sur le fait que lirruption du facteur ethnique en tant que nouvelle variable du conflit peut contribuer à la déstabilisation définitive de la région33.
Les effets de Gdeim Izik sur les camps de réfugiés sahraouis à Tindouf
Les événements de lautomne 2010 ont aussi des conséquences au sein des camps de réfugiés sahraouis à Tindouf, notamment en ce qui concerne la montée des tensions entre la population réfugiée et les autorités sahraouies. Le démantèlement du camp de Gdeim Izik et les émeutes postérieures à Laâyoune renforcent la pression des refugiés, particulièrement des jeunes, pour un retour aux actions armées. Cest la quatrième fois en une dizaine dannées que des moments de tension redoublent la crispation et enflamment le discours du retour aux armes.
Le premier moment de rupture ou de perte de lespoir renvoie à la fausse annonce de reprise de la guerre lors du passage du rallye Paris-Dakar 2001 par les « territoires libérés » sans consultation préalable des autorités sahraouies. La décision du Front Polisario de suspendre temporairement la reprise des activités militaires est mal accueillie par les Sahraouis ; et ce mécontentement est renforcé par léchec du Plan Baker I quelques mois plus tard. Le second moment de perte despoir correspond au nouvel échec du Plan Baker II34. Plus concrètement, il est provoqué par lacceptation du plan par le Front Polisario et lAlgérie, alors quune partie de la population sahraouie, notamment la jeunesse, rejetait les conditions dun accord considéré fait en fonction des intérêts marocains, et que Rabat finit pourtant par refuser, au dernier moment, dune façon inattendue (Hernando de Larramendi, 2008). Enfin, le début de la seconde « Intifada » en mai 2005 dans les territoires occupés suppose un nouveau moment de rupture, lié cette fois-ci à limpasse créée par lécroulement des plans de paix. La révolte prend place de façon inattendue de Dakhla à Tan-Tan en passant par Laâyoune. Elle secoue la société sahraouie dans son ensemble renforçant par effet de dominos la volonté des Sahraouis, notamment les jeunes, à reprendre les armes, (Gómez Martín et Omet, 2009, p. 210). Le Front Polisario se trouve alors dans une situation particulièrement difficile, car il nest plus en mesure de relancer des actions armées, compte tenu de ses moyens militaires limités et du manque de support au niveau international. Dans le même temps, il est en train de perdre la confiance de sa propre population, ce qui loblige à réaffirmer sa position et à essayer de convaincre les réfugiés quil représente encore une possible menace militaire.
Entre 2005 et 2011, la tension dans les camps de réfugiés continue de monter. Labsence de perspectives pousse un nombre grandissant de jeunes sahraouis à grossir les listes de larmée, tandis que dautres oscillent entre oisiveté et participation aux réseaux de contrebande (Caratini, 2007). Il nest dès lors pas étonnant, face à ce panorama décourageant, que chaque fois que se produit une altercation dans les villes du Sahara Occidental, les jeunes des camps réagissent en faisant pression sur le gouvernement sahraoui afin quil abandonne linfructueuse voie diplomatique. Malgré ces pressions, le jour même où est démantelé le camp de Gdeim Izik, les représentants du Front Polisario sasseyent à nouveau à la table de négociation de Manhasset (New York). Ce fait représente un coup trop lourd à digérer pour les jeunes, voire une action incompréhensible qui confirme la profonde prise de distance dune partie de la population sahraouie avec la politiquedu Front.
Bucharaya Beyoun, représentant du Front Polisario en Espagne, confirmait lors dun entretien, les difficultés éprouvées par les représentants sahraouis pour faire comprendre aux réfugiés leur position au sujet des négociations à Manhasset :
« Je comprends très bien le sentiment de méfiance de nombreux Sahraouis envers les négociations, encore plus, après les événements de Gdeim Izik. Pourtant, en politique il faut savoir travailler& Je suis convaincu que le Front Polisario a bien réagi à ce moment, que notre positionnement était étudié, quil était correct. La réunion à Manhasset était pour nous une manSuvre politique avec un double objectif. Dabord, nous sommes parvenus à ne pas briser le processus de négociations, car nous pousser à abandonner le dialogue faisait partie des intérêts de Maroc. Ensuite, nous souhaitions utiliser le tour de négociations pour obliger les représentants marocains à donner une explication à la communauté internationale à propos de Gdeim Izik. Convaincre la population, notamment les jeunes, de notre décision na pas été facile mais je suis sûr que nous ne nous sommes pas trompés là-dessus/»35.
Le mécontentement envers la direction politique du Polisario nest pas un fait nouveau. Les critiques commencent à sentendre plus clairement à la fin des années 1990. Néanmoins, dans un contexte marqué par les désertions vers le Maroc danciens membres du Front Polisario, la suspicion de trahison à la « cause » finit par entacher toute objection dirigée contre le leadership sahraoui.
Gdeim Izik et le contexte révolutionnaire du Maghreb et du Machrek encouragent les voix critiques à exprimer leur mécontentement au sein des camps de réfugiés. Ainsi, le 5 mars 2011 une manifestation est organisée à Rabouni (centre politico-administratif des camps) profitant de lélan des révolutions tunisienne et égyptienne et le début de la contestation au Maroc lors du mouvement dit du « 20 février ». Lappel est réalisé par le collectif « Jeunes Révolutionnaires » qui demande un appui plus fort du Front Polisario aux Sahraouis des territoires occupés et des réformes gouvernementales. Ils exigent, entre autres mesures, des changements au sein de ladministration de lÉtat et du pouvoir judiciaire, la fin de la corruption, la lutte contre la spoliation des fonds publics, une participation plus forte de la jeunesse dans la vie politique et la réforme du code électoral, permettant une participation plus directe des électeurs à la désignation des membres du parlement et du président de la République36. Bien que les autorités sahraouies ninterdisent pas cette contestation, elles essaient de la discréditer. Daprès les mots de Bucharaya Beyoun : « La manifestation était clairement une tentative de manipulation de la part du Maroc, afin de confondre les Sahraouis et dengendrer des dissensions internes au sein des camps ».
En outre, la manifestation est secondée par le mouvement « Khat Achahid », constitué dun groupe de dissidents du Front Polisario installés en Espagne. Son appui naide pas à diminuer les suspicions qui tenaillent le rassemblement, en entravant totalement la participation des jeunes37. Face aux pressions, et essayant de prendre de la distance avec la possible manipulation marocaine et la suspicion de trahison lancée par les autorités sahraouies, les jeunes réfugiés qui participent aux manifestations brandissent de nombreux drapeaux de la RASD38 et des symboles pro-Polisario.
Bien quaucune action répressive ne soit menée, les évènements du 5/mars 2011 montrent les difficultés dorganiser un mouvement co
ntestataire au sein des camps. La coercition ne prend pas la forme dactions autoritaires et violentes de la part de lappareil étatique envers sa
population, comme cela peut être observé dans dautres pays arabes. Elle est plus fine car psychologique et, en quelque sorte, auto-imposée. Autrement dit, cest la société sahraouie elle-même, alimentée par le discours des dirigeants, lorganisation interne du Front Polisario et les 36 ans dexil, qui exerce la coercition au nom de lintérêt général et de la lutte contre un ennemi toujours omniprésent, le Maroc. Cette attitude a fini par appauvrir lexpérience démocratique de la RASD et limportance qui a toujours été accordée à la liberté dexpression chez les Sahraouis. Les voix qui réclament des changements et une nouvelle impulsion démocratique de la RASD se heurtent, par conséquent, aux effets quune lecture critique du discours officiel peut engendrer au niveau politique. Cest-à-dire, soit favoriser les intérêts de Rabat, soit rompre avec le statu quo régnant après 36 ans dans les sphères du pouvoir du mouvement sahraoui.
Conclusion
Malgré les changements engendrés par Gdeim Izik au sein des territoires occupés et de la société sahraouie dans son ensemble, cet événement doit être analysé comme le produit logique dun processus de transformation sociale et politique plus large, qui sesquisse à la fin des années 1990, après lintronisation de Mohamed VI. En ce sens, Gdeim Izik entérine quatre phénomènes observés depuis le début des années 2000.
Premièrement, la consolidation sur la scène sociale et politique de nouveaux acteurs, notamment des activistes des droits de lHomme et des jeunes chômeurs, qui complexifie lespace de contestation sahraoui. En deuxième lieu, le renforcement de nouveaux instruments de lutte. La formation des campements se présente comme le principal symbole dune contestation de nature pacifique. Comme le signale Bernabé López García (2011), les « campements des jeunes », comme signe de protestation, se reproduisent a posteriori, et grâce aux images diffusées par la chaîne de télévision Al Jazeera, sur la place de la Kasbah à Tunis ou sur la place Tahrir du Caire. Troisièmement, les lieux des manifestations se déplacent des centres urbains vers des zones dépeuplées du territoire, loin du contrôle des autorités locales et étatiques. Cette stratégie permet des grands rassemblements de personnes, favorisant des coups de théâtre importants au niveau interne et externe, ainsi que la réutilisation du désert comme espace fondamental de lidentité et de la culture sahraouies.
Enfin, les événements de Gdeim Izik confirment le glissement des formes de contestation du plan politique vers dautres de nature socio-économique, plus tolérées par le régime chérifien. Les thématiques de la marginalisation des Sahraouis dans la distribution de la richesse, la corruption des élites locales (marocaines ou sahraouies) qui contrôlent toutes les sources de financement, la faible participation des Sahraouis dans la prise de décisions, etc., dessinent ainsi les vecteurs principaux des nouvelles manifestations. Pourtant, ce fait ne signifie pas que la question politique disparaît des revendications. Elle reste implicite mais revêtue de nouveaux discours et de nouvelles formes de contestation sociale qui complexifient encore plus le conflit.
Le rôle joué par Gdeim Izik dans la revitalisation de la contestation est indéniable mais à la base, le problème principal demeure. Le blocage du conflit nest pas seulement perceptible dans les mesures prises par le gouvernement marocain pour stabiliser la région notamment celles visant au renforcement des dispositifs sécuritaires et de lappareil répressif mais dans la méfiance et limpossibilité de dialogue qui engendrent les positions inamovibles des Marocains et des Sahraouis. De là, la pertinence de la question posée par le professeur López García dans un article du journal El Pais en mai 2011 : quel aurait été le résultat si la jeunesse sahraouie avait essayé de rejoindre les manifestations qui ont eu lieu au Maroc en 2011 lors du mouvement du « 20 février » ? Peut-être que les deux expériences contestataires auraient pu faire converger les intérêts des jeunes marocains et sahraouis. Pourtant, ce scénario nest même pas pensé en tant que possibilité. Ni la population sahraouie ne se sent concernée par les manifestations des jeunes marocains, ni les demandes de réforme du « 20 février » ne font référence à la résolution du conflit sahraoui, car la jeunesse de ce pays na aucun doute sur la marocanité du Sahara. Il est pourtant surprenant que la connexion entre les deux situations ne soit pas établie, car lautocratie, la corruption, les inégalités sociales ou le manque de libertés que dénonce la jeunesse marocaine ne peuvent pas être dissociés du fardeau le plus lourd qui compromet lavenir du Maroc au niveau politique et économique : lajournement indéfini de la résolution du conflit du Sahara Occidental.

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