Nombreuses questions de droit international soulevées dans cette affaire portée par le « Front Polisario »devant la juridiction de l’Union européenne : nature de l’entité en question, statut du territoire concerné, situation juridique du Maroc, responsabilité des tiers eu égard au principe de la souveraineté permanente sur les richesses naturelles, droit des traités et spécialement la question de la pratique subséquente…
Les conclusions présentées le 13 septembre dernier par l’avocat général Melchior Whatelet marquent certainement un tournant dans l’affaire relative au statut du Sahara occidental portée devant la Cour européenne de justice :
Le 19 novembre 2012, le Front Polisario a introduit devant devant le Tribunal de première instance de l’Union européenne un recours tendant à l’annulation de la décision 2012/497/UE du Conseil, du 8 mars 2012, sur la conclusion d’un accord sous forme d’échange de lettres avec le Maroc (
Journal officiel de l’Union européenne, L 241, 7 septembre 2012). L’accord est relatif aux mesures de libéralisation réciproques en matière de produits agricoles, de produits agricoles transformés, de poissons et de produits de la pêche. L’annulation de la décision est demandée « en ce qu’elle approuve l’application dudit accord au Sahara occidental ». Le Conseil a conclu au rejet du recours comme irrecevable ou, à défaut, comme non fondé. On se risque à supposer que cette conclusion s’imposera finalement à l’issue des pérégrinations judiciaires de cette affaire. Toutefois, le Tribunal de l’Union européenne a, par son
arrêt du 10 décembre 2015, Front Polisario/Conseil (T‑512/12, EU:T:2015:953), partiellement annulé la décision litigieuse. Il a rejeté l’argument de la Commission selon lequel le locus standi du Front Polisario n’était pas établi et il écarté les motifs d’irrecevabilité avancés. Sur le fond, il a estimé que le Conseil avait manqué à son obligation de s’assurer que l’exploitation des produits issus du territoire disputé du Sahara occidental et bénéficiant du régime de l’accord d’association avec le Maroc ne se faisait pas au détriment du peuple dudit territoire et n’impliquait pas de violation de ses droits fondamentaux. Par son pourvoi déposé devant la Cour européenne de Justice le 19 février 2016 le Conseil de l’Union européenne demande l’annulation de l’arrêt du Tribunal.
L’avocat général balaie l’argumentation du Tribunal du revers de la main en estimant que le Sahara occidental est un territoire non autonome et non pas un territoire disputé. Il contourne la difficulté en affirmant que l’accord discuté n’est pas applicable à ce territoire et qu’il est valide par voie de conséquence. En réalité on ne parviendra pas à vider de cette manière l’objet essentiel du conflit du Sahara occidental et la question des obligations pesant sur les tiers dans cette situation. L’Union européenne ne saurait se rendre « complice » d’une « captation d »héritage ». Il lui appartient de s’assurer, dans la mise en oeuvre des accords économiques avec le Maroc, qu’elle ne prête pas aide et assistance à une forme de spoliation des droits inaliénables de la population du Sahara occidental sur les ressources minières et halieutiques, seules richesses tangibles de ce territoire. On voit bien tout l’intérêt de cette affaire portée devant l’institution judiciaire de l’Union européenne. La question du respect du droit communautaire est secondaire. Primairement c’est du respect du droit international dont la Cour européenne de justice a à connaitre.
Après une interminable agonie du processus de règlement de la crise, une certaine animation semble aujourd’hui dominer la scène internationale. La tension entre le Maroc et l’ONU développée en 2015 semble être retombée, sans que pour autant les perspectives de négociation sur le règlement ne soient confortées. A ce développement au niveau mondial s’ajoutent désormais une forte activité dans le champ régional. Le procès devant le Tribunal de première instance et la Cour européenne de justice est le pendant européen du processus de réintégration du Maroc au sein de l’Union africaine.
Sentinelle, Bulletin 484 du 11.09.2016, « Vers une probable adhésion du Maroc à l’Union Africaine« , Gabin EYENGA.
Au-delà de la question de l’avenir qui dépend de l’issue de la négociation entre les parties au conflit, il y a une interrogation partagée entre l’Europe et l’Afrique au sujet de la nature du Front Polisario. Requérant contesté devant la justice européenne, l’entité est aujourd’hui sous la menace d’une suspension de ses droits de membre de l’Union africaine. Si la Charte de l’Union africaine ne prévoit pas une telle possibilité, elle n’envisage pas non plus l’octroi de la qualité de membre à une entité qui ne serait pas un Etat. Or s’il est un point sur lequel le consensus émerge sur le plan européen, c’est bien celui de l’absence de personnalité juridique internationale du Front Polisario. Comme le souligne l’avocat général, celui-ci s’est vu reconnaître par l’ONU une capacité internationale limitée de représenter les intérêts de la population du Sahara occidental. Dans sa résolution
A/RES/34/37 du 21 novembre 1979 sur la question du Sahara occidental, l’Assemblée générale de l’ONU demande que le Front Polisario
« représentant du peuple du Sahara occidental, participe pleinement à toute recherche d’une solution politique juste, durable et définitive de la question du Sahara occidental ».
A vrai dire il est un émissaire et non pas un mandataire. Or cette seule capacité de participer à la discussion avec le Maroc n’implique pas la possession de la personnalité juridique internationale. La question
du statut de l’opposition syrienne dans le processus de Genève a illustré cette situation d’une capacité restreinte justifiant une forme de représentation, non exclusive, des intérêts de la population dans le processus de règlement politique. L’opposition syrienne n’est ni un mouvement de libération nationale, ni un gouvernement en exil. Finalement la procédure d’admission à l’OUA, aujourd’hui l’Union africaine, est si simplifiée qu’elle permet à une décision politique émanant d’une courte majorité d’Etats membres d’imposer l’admission d’une entité qui ne réunit pas les conditions objectives pour être considérée comme un Etat. L’intégration du Front Polisario a établi une fiction juridique. Du côté africain on observera donc avec attention le débat judiciaire engagé à Luxembourg et la manière dont la Cour européenne de justice arbitrera finalement cette discussion.
On ne peut plus considérer le conflit du Sahara occidental comme une question essentiellement bilatérale, objet d’une querelle interminable entre le Maroc et l’Algérie. Les autres Etats ont un intérêt sérieux à un règlement rapide et définitif du conflit. La menace de déstabilisation dans la région sahélo-sahélienne est telle que cette situation troublée constitue un foyer de menaces potentielles à la paix et à la sécurité internationales. L’insécurité juridique actuelle n’est pas moins intolérable. Si la Cour européenne de justice devait suivre les conclusions de l’avocat général les conséquences négatives se répercuteraient sur l’accord de pêche conclu entre l’Union européenne et le Maroc. Il estime en effet que l’accord litigieux s’applique au seul « territoire » du Maroc et qu’il ne s’applique donc pas au territoire non autonome du Sahara occidental. L’Union européenne serait alors acculée à rompre avec sa position ambigüe sur le champ d’application spatial de l’accord de pêche et de son protocole qui relèvent, comme l’accord commercial discuté devant la Cour de Luxembourg, du cadre de l’accord d’association avec le Maroc. « On ne sort de l’ambigüité qu’à ses dépens ». Que faire si l’accord de pêche ne s’appliquait pas au domaine maritime du Sahara occidental ? M. Hans Corell, ancien Secrétaire général adjoint de l’ONU, estime que l’Union européenne devrait conclure un accord avec le Maroc en tant que puissance administrante (« The Responsibility of the UN Security Council in the Case of Western Sahara »,
International Judicial Monitor du 23 février 2015 ; voir également son avis juridique de 2002 sur des contrats de prospection pétrolière conclus par le Maroc,
S/2002/161 du 12 février 2002). En réalité il faudrait sans-doute définir un nouveau cadre général des rapports avec l’Union européenne dans la forme d’un accord d’association particulier. L’Union devrait également se préoccuper des mécanismes garantissant la mise en œuvre du principe de la souveraineté permanente sur les ressources naturelles. MM. Whatelt et Corell évoquent tous deux ce principe. Le produit des activités minières et de la pêche devrait être attribué à la population du Sahara occidental.
Ils sont d’accord aussi sur la qualification de territoire non autonome et la qualité de puissance administrante que détiendrait le Maroc. Il est commode de défendre ce point de vue. On aimerait s’y rallier, bien sûr, mais demeure la question de savoir par quel processus le Maroc a acquis la compétence pour administrer le Sahara occidental. L’Espagne n’avait pas le pouvoir de transférer l’administration de ce territoire à un Etat tiers sans le consentement des Sahraouis. Le Maroc ne pouvait s’attribuer proprio motu l’administration du territoire sans ce consentement. Au demeurant cet Etat n’agit pas comme un mandataire ou un gestionnaire d’affaires : il se comporte en souverain au Sahara occidental.
Même si le mot « occupation » a pu malencontreusement échapper au Secrétaire général, provoquant la crise de 2015 entre le Maroc et l’ONU, on ne se résout pas à considérer cet Etat comme une « puissance occupante ». En effet, la puissance occupante a une compétence territoriale restreinte et une responsabilité limitée envers la population. Monsieur Ban Ki-Moon n’a pas réitéré son propos et il n’est pas dans l’intérêt de la population sahraouie que le régime de l’occupation soit appliqué. Néanmoins la priorité n’est pas de renforcer le statut transitoire d’administration marocaine, mais de parvenir sans délai à un règlement définitif du conflit.
Les exigences liées à l’exercice du droit à l’autodétermination sont aussi appréciées de manière ambigüe. On a pu constater à l’occasion de la crise de 2015 l’agacement assez général que marquent les Etats à l’endroit du Maroc qu’ils accusent de ne faire aucun effort réel pour résoudre le conflit. Même la Russie a exprimé cette impatience dans les discussions au Conseil de sécurité. Toutefois le plan d’autonomie présenté par le Maroc a été généralement très bien accueilli. Ainsi on veut l’autodétermination pour l’autonomie interne, mais on souhaite absolument éviter l’accession du peuple sahraoui à l’indépendance. La raison de cette détermination négative ne se trouve pas dans la théorie de l’autodétermination des peuples : un Etat sahraoui indépendant ne serait vraisemblablement pas viable et pourrait même constituer une menace sécuritaire. L’ambiguïté imprègne donc la situation du Sahara occidental.
La Convention de Vienne sur le droit des traités constitue la base de l’analyse développée par l’avocat général. Il se montre cependant trop restrictif à l’égard de la pratique subséquente lorsqu’elle se développe contra legem. En effet, la volonté commune des parties est le droit positif, qu’elle se manifeste dans un accord tacite ou qu’elle s’exprime dans un accord formel postérieur. On confirme toutefois qu’un accord sur le désaccord n’est qu’un désaccord et non pas un accord : les Européens et le Maroc ont une vue diamétralement opposée au sujet de l’intégration du Sahara occidental au territoire marocain. Par contre l’avocat général ne prend pas en compte une réelle convergence de vue et des comportements des parties qui devrait être considérée comme un élément de la pratique subséquente. En effet, l’accord litigieux porte sur les échanges commerciaux entre l’Union européenne et le Maroc. Or les parties acceptent de faire entrer dans le cadre de l’accord d’association les exportations du Maroc vers l’Europe de biens provenant du Sahara occidental. Cette pratique ne déroge pas à la règle de la territorialité des traités, puisque le transfert de marchandises, objet de l’accord, est réalisé à travers la frontière marocaine. L’accord s’applique ainsi au territoire marocain, à tout ce territoire, rien qu’à ce territoire. La pratique déroge par contre à la règle de l’origine nationale des biens exportés. Or les parties, l’Union européenne et le Maroc, partagent la préoccupation de ne pas désavantager la population sahraouie. On observe que dans le cas de la Palestine il existe deux accords d’association, l’un conclu avec Israël et l’autre avec l’autorité palestinienne. Cette solution permet d’appliquer rigoureusement la règle de l’origine nationale des exportations, sans porter préjudice aux intérêts de la populati
on palestinienne. S’agissant du Sahara occidental la prise en compte des intérêts de la population de ce territoire conduit à admettre les exportations issues de ce territoire au bénéfice de l’accord d’association conclu par le Maroc. C’est dans l’intérêt de la population que l’on est conduit à considérer le Maroc comme la puissance administrante. C’est encore cette préoccupation légitime qui justifie la dérogation à la règle de l’origine nationale des biens exportés. Il reste bien sûr à considérer si cette pratique ne porte pas atteinte aux droits de l’homme et à la souveraineté permanente sur les ressources naturelles. L’accord d’association avec le Maroc n’aurait pas vocation à faciliter le pillage des ressources minières ou halieutiques appartenant au peuple sahraoui. Il est de la responsabilité de la Commission européenne de prendre les mesures d’exécution de l’accord avec le Maroc garantissant que la dérogation à la règle de l’origine nationale des exportations au bénéfice des produits du Sahara occidental serve effectivement les intérêts du territoire en question.
En concluant à la validité de l’accord contesté et en invitant la Cour européenne de justice à annuler l’arrêt du tribunal de première instance, l’avocat général a pris une position réaliste et justifiée. On ne le suit pas -et on espère que la Cour agira de même-, lorsqu’il exclut du champ de l’accord, malgré la volonté contraire des parties, les exportations vers l’Europe, depuis le Maroc, de produits provenant du Sahara occidental.
Etendre l’accord d’association entre le Maroc et l’Union européenne aux marchandises originaires du Sahara occidental n’implique aucune prise de position sur le statut de ce territoire. De toute évidence les échanges commerciaux entre le territoire marocain et le territoire de l’Union européenne n’entrent pas dans l’objet étroit de la capacité juridique internationale octroyée au Front Polisario. Bien entendu le locus standi de l’entité en question ne saurait être différent de sa capacité juridique. Au demeurant la mesure convenue par les parties à l’accord d’association confère un avantage matériel indirect à la population du Sahara occidental qu’il est difficile d’assimiler à l’effet juridique d’un traité à l’égard d’un tiers, création d’un droit ou d’une obligation à son profit ou à sa charge. L’extension de l’application de l’accord aux produits originaires du territoire non autonome n’établit pas un lien juridique avec ce territoire. Finalement l’avocat général comme le Tribunal de première instance ont excessivement compliqué l’approche d’une affaire qui devrait être simplement résolue par l’irrecevabilité de la requête introduite par le Front Polisario devant l’institution judiciaire européenne, comme le réclament le Conseil et les Etats membres qui y sont représentés.
Philippe WECKEL*
*Professeur des universités, Droit Public
Université de Nice Sophia-Antipolis
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