Ressources naturelles et intifada : pétrole, phosphates et résistance au colonialisme au Sahara occidental

Joanna Allan

Le 28 octobre 2013, la compagnie US Kosmos, l’écossaise Cairn Energy et l’Office National des Hydrocarbures et des Mines du Maroc (ONHYM) ont annoncé leur projet commun d’effectuer des forages pétroliers dans « l’un des derniers systèmes pétroliers non exploités le long de la « Marge Atlantique » (Maxted 2013). Simon Thomson, PDG de Cairn Energy a déclaré que la part de sa compagnie dans l’accord de prise d’intérêt s’appuierait sur sa « présence stratégique » existante au « Maroc » (Thomson 2013). Son erreur essentielle était que le secteur à explorer – le site Cap Boudjour Offshore – ne se trouve pas du tout au Maroc, mais au large des côtes du Sahara occidental, la dernière colonie d’Afrique.
L’histoire du Sahara occidental, riche en ressources naturelles, faiblement peuplé et occupé brutalement et illégalement par le Maroc depuis 1975, a été dans une large mesure déterminée par ses immenses ressources naturelles. De fait, celles-ci ont toujours été au centre du conflit du Sahara occidental. Elles constituaient une revendication clé des protestations contre l’occupation espagnole au début des années 1970.
L’Espagne a exploité les abondantes réserves de phosphates du Sahara occidental, et le Maroc continue de profiter des richesses naturelles du pays. Cette dernière appropriation est illégale, puisque la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental n’est pas reconnue internationalement, et qu’une puissance occupante ne peut pas légalement exploiter les richesses naturelles du pays occupé sans l’accord des populations indigènes de ce pays. Je tenterai de montrer ici que ce n’est que récemment que la souveraineté sur ces ressources est devenue une revendication majeure des résistants sahraouis à l’occupation marocaine. Comme je l’indique ci-après, les Territoires Occupés ont une longue histoire de résistance, principalement non-violente, mais, depuis l’invasion marocaine, celle-ci se focalisait traditionnellement sur les questions des droits de l’homme et de l’indépendance. Dans ces conditions, quels facteurs ont déterminé la récente réorientation des revendications des protestataires en direction des ressources naturelles, et quelles sont les implications plus larges de ce changement ?
Cet article repose sur vingt entretiens individuels (enregistrés), plusieurs conversations et communications personnelles, et deux groupes de discussion (l’un réunissant sept participants à Agadir le 22 avril 2014 et l’autre, six participants à Marrakech le 23 avril 2014) avec des Sahraouis, tenues à El Ayoune occupée en août 2014, à Rabat, Marrakech et Agadir en avril et mai 2014, à Saragosse, Espagne, en novembre 2014, et dans les camps de réfugiés de l’ État en exil en décembre 2015, ainsi qu’une conversation téléphonique avec un militant de solidarité (un membre fondateur et ex-président du groupe basé en Europe Western Sahara Resource Watch (WSRW), et sur l’observation d’un atelier de quatre heures sur les ressources naturelles où participaient 22 militants sahraouis, organisé par le groupe Campagne sahraouie contre le Pillage (SCAP), au camp de Boudjour en Algérie en décembre 2015. Depuis juin 2015 je préside WSRW, après avoir milité dans l’organisation depuis 2009. Cet article s’appuie donc aussi, dans une certaine mesure, sur mes propres expériences personnelles.
Les personnes interrogées ont été choisies, dans la plupart des cas, pour le rôle qu’elles ont joué à la tête de campagnes contre l’exploitation des ressources naturelles. Toutefois, dans les villes marocaines, les militants nationalistes qui participaient aux groupes de discussion n’avaient pas forcément de liens avec les campagnes ciblant les ressources naturelles. De même, cinq entrevues (avec Nguia Haouasi, Soukaina Yaya, Hassana Aalia, Fatan Abaali and Hayat Rguibi) et une conversation en tête-à-tête (avec Ali Salem Tamek) ont été menées dans le but de recueillir les points de vue et les expériences de militants actifs dans la résistance sahraouie au sens plus général et pas nécessairement centrées sur la question des ressources, et l’une d’entre elles, avec le réprésentant adjoint de l’ État sahraoui en exil au Royaume-Uni, pour s’assurer du point de vue officiel du POLISARIO. Cette enquête fait partie d’une recherche doctorale plus large sur Genre et ésistance au Sahara occidental et en Guinée équatoriale, financée par l’Université de Leeds.
Dans la première partie de l’article, je décris l’émergence des mouvements indépendantistes sahraouis face au colonialisme espagnol, et comment la question de l’exploitation des ressources naturelles s’est insérée dans le combat nationaliste. J’examine ensuite brièvement le mouvement sahraoui de résistance non-violente dans la partie du Sahara occidental occupée suite à l’invasion marocaine, et pourquoi ses revendications ont été occultées dans un premier temps, pour ensuite ressurgir, centrées plus précisément sur les questions des droits humains, les griefs socio-économiques et l’indépendance. En troisième lieu, je me concentre sur les événements du 8 novembre 2010 à El Ayoune, où les revendications liées aux ressources naturelles se sont à nouveau fait entendre de façon explicite. J’explore ensuite plus profondément les raisons pour lesquelles les revendications concernant l’exploitation des ressources naturelles n’ont refait surface chez les militants civils que récemment, avant d’analyser en dernier lieu les implications de ce changement d’orientation.
La période de la colonisation espagnole et la découverte des gisements de pétrole
Aujourd’hui les richesses naturelles du Sahara occidental sont sous contrôle marocain, et ce sont le roi Mohammed VI et les membres du makhzen (membres de l’élite monarchiste et de l’appareil étatique) qui profitent le plus souven
t personnellement de leur extraction. Néanmoins on peut faire remonter leur exploitation économique à l’époque de la colonisation espagnole. La colonisation du Sahara occidental fut l’œuvre de quelques impérialistes et marchands espagnols, suivis d’une poignée de petites entreprises. En effet, l’entreprise espagnole de colonisation eut au départ un caractère exclusivement commercial. (Munene 2008, 91). Son objectif était de créer une série de petits bastions fortifiés le long des côtes du Sahara. Le premier fut construit à l’endroit qui allait devenir la capitale coloniale, Villa Cisneros, aujourd’hui Dakhla, en 1884-1885 (San Martin 2010, 26). Ultérieurement des bâtiments furent construits à Tarfaya et à Lagwirah, respectivement en 1916 et 1920 (Zunes et Mundy, 2010, 100). Les Espagnols purent profiter des importantes ressources halieutiques et du commerce avec les tribus sahraouies ou autres qui parcouraient la route caravanière traditionnelle en provenance du Sénégal.1
Des expéditions géologiques privées effectuées en 1947, suivies d’études commandées par le gouvernement et réalisées entre 1952 et 1962 ont découvert des gisements pétroliers tant sur la terre ferme qu’au large des côtes. Cependant, en raison de la faiblesse des prix, de la médiocre qualité et du manque d’infrastructures, aucune compagnie n’a investi dans ce domaine (San Martín 2010, 51). La découverte des plus importantes réserves de phosphates au monde (essentiels dans la production d’engrais pour l’agriculture) étant considérée potentiellement beaucoup plus lucrative, la colonisation s’orienta vers l’intérieur des terres. La compagnie minière espagnole EMINSA (renommée PHOSBUCRAA) a créé la mine de Fos Boukraa en 1968, avec une bande transporteuse de 96 kilomètres de long (la plus longue du monde) pour acheminer la production jusqu’à l’océan Atlantique pour son exportation. Quarante-six ans plus tard, le Maroc utilise cette mine pour dominer le marché des phosphates avec 85 % de la production mondiale. Rien qu’en 2014, Boukraa a produit environ 2,1 millions de tonnes de phosphates, d’une valeur estimée à environ 230 millions de dollars par an (Western Sahara Resource Watch 2015).
Bien que déjà dans les années 1960, les Nations Unies aient fait pression sur l’Espagne pour qu’elle mette fin à la colonisation 2, l’expansion du projet colonial a amené de plus en plus d’Espagnols à s’installer au Sahara occidental, dorénavant considéré comme une province espagnole. Beaucoup de Sahraouis se sont sédentarisés. Beaucoup d’hommes travaillaient à la mine de phosphate, des femmes et hommes dans l’industrie de la pêche, fournissant une main-d’œuvre bon marché pour l’exploitation des ressources, pendant que d’autres travaillaient pour l’administration coloniale. Cependant, cela ne veut pas dire qu’il n’y avait pas de ségrégation. Elle existait bel et bien, et, bien évidemment, les richesses du territoire étaient partagées très inégalement en faveur des Espagnols. Le mécontentement des exploités, allié à l’effondrement des formes d’organisation sociale fondées sur les liens de parenté, a favorisé l’émergence d’un nouveau sentiment d’appartenance à une collectivité. Comme l’a montré un recensement de la population espagnole de 1973, les Sahraouis ne s’identifiaient plus comme membres d’une tribu spécifique. Au contraire, ils disaient en plaisantant que tous les Sahraouis étaient membres de la tribu corvéable de basse caste des Znagas et payaient leur tribut aux Espagnols (San Martín 2010, 55). 
Entre-temps, la ferveur révolutionnaire s’étendait à l’ensemble du continent africain, et le Saharaoccidental ne devait pas y échapper. Mohammed Bassiri, un intellectuel sahraoui, nationaliste modéré et bien au fait des courants panarabistes, socialistes et anticolonialistes qui traversaient l’Afrique à cette époque, contribuait à répandre ce genre de discours politiques dans la population sahraouie. À mesure que se répandaient dans tout le Sahara le sentiment d’une identité collective sahraouie et la variété de nationalisme de Bassiri, les graines d’un mouvement indépendantiste germaient. Cependant, après une manifestation rassemblant 5000 Sahraouis sur la place Zemla à El Ayoune le 17 juin 1970, plusieurs dirigeants du mouvement ont été arrêtés ou abattus, et Bassiri a “disparu”. Cette violente répression d’un mouvement pacifique a poussé les nationalistes sahraouis à la lutte armée. À propos de ces événements, des femmes sahraouies ont déclaré à des dirigeantes espagnoles de la Section Féminine franquiste au Sahara : “le moment historique a été le 17 juin 1970. Nous ne pouvons plus vous faire confiance…”(Mateo 1974, 8). Peu de temps après le massacre, inspiré par les événements de Zemla et le groupe de Bassiri, Harakat Tahrir (Mouvement de libération), un groupe de jeunes universitaires sahraouis qui étudiaient au Maroc ont formé le « Frente Popular de Liberación de Saguia el Hamra y Río de Oro » (Front populaire de Libération de la Saguia el Hamra et du Rio de Oro, POLISARIO), dirigé par le charismatique El Ouali Mustafa Sayed (plus communément appelé ‘El Ouali’).
C’est ainsi qu’a commencé la lutte armée. Tout d’abord, El Ouali et ses camarades ont parcouru clandestinement le territoire pour recruter des sympathisants pendant que des militantes comme Fatima Ghalia Leili commençaient à former les femmes aux méthodes d’action directe (Entretien avec Soukaina Yaya, militante née pendant la période espagnole, El Ayoune, 22 août 2014). Le Polisario et sa section féminine ont poursuivi le travail idéologique commencé par Bassiri.
L’idéologie nationaliste du POLISARIO faisait appel aux discours révolutionnaires et socialistes qui insistaient sur le rôle central des masses populaires dans le changement révolutionnaire, et au principe que les intérêts collectifs devraient toujours primer sur les intérêts individuels. Le POLISARIO envisageait une société égalitaire et communautaire, dans laquelle l’esclavage serait aboli et dont l’un des objectifs serait l’émancipation des femmes. (Allan 2010, 190).
Le discours nationaliste sahraoui a inauguré une nouvelle lecture de la société qui, suivant ce que Laclau et Mouffe ont appelé la « logique de la mise en équivalence », essayait de diviser le champ de la discursivité en deux blocs idéologiques opposés pouvant se nier l’un l’autre tout en “décontestant” et en rendant équivalents toute une série de discours, de conflits et de griefs plus particuliers (1987). La discrimination contre les employés à la mine de Boucraa, le manque d’accès à l’éducation et aux emplois pour les femmes sahraouies, les obstacles dressés contre la participation à la politique des jeunes générations de Sahraouis, la discrimination raciale subie par les esclaves noirs et les harratines (anciens esclaves), ont tous été mis sur un pied d’égalité, prenant la valeur de différents aspects d’une même oppression : celle de l’ennemi colonialiste – d’abord l’Espagne, et plus tard le Maroc et la Mauritanie (Allan 2010, 190).
Pendant la période espagnole, la libération du joug colonial s’exprimait dans le discours du Polisario sous la forme de l’indépendance pour le peuple sahraoui et de la souveraineté sur ses ressources naturelles. Les archives espagnoles de cette période montrent combien, dès 1974, ce type d
e discours devenait hégémonique dans la population sahraouie. Un rapport espagnol sur les opinions politiques des femmes sahraouies, par exemple, notait que les femmes étaient presque sans exception en faveur de l’indépendance et de l’autodétermination, opposées à toute intégration à un autre pays quel qu’il soit, et soutenaient le POLISARIO. Les femmes sahraouies avaient conscience d’être “riches mais les Espagnols leur prenaient ce qui leur appartenait (Mateo 1974 , 20) et la phrase “nous sommes riches et nous avons du phosphate”(Mateo 1974 , 3) revenait systématiquement, ont rapporté les chercheurs espagnols. Deux événements contribuent à illustrer encore plus combien la souveraineté sur les ressources naturelles était indissociablement associé, dans le discours nationaliste naissant, au rêve de l’indépendance.
En octobre 1974, une écolière sahraouie de 15 ans a rassemblé toutes ses camarades de classe pendant la récréation pour organiser une protestation contre la présence espagnole dans le territoire. Les filles se plaignaient de ce que les Espagnols n’avaient rien fait d’autre dans le territoire que d’y “découvrir du phosphate” et de “l’emporter chez eux” (Mateo 1974 , 9). Dans la nuit du 19 de ce mois, des guérilleros du POLISARIO ont saboté en deux endroits la bande transporteuse de Boukraa, infligeant à l’Espagne des pertes économiques « très sérieuses » (Mateo 1974). Grâce aux idées nationalistes qu’il avait semées et réussi à imposer, le POLISARIO avait fait des richesses naturelles un point central des revendications de la résistance sahraouie contre les Espagnols. Nous verrons plus bas dans quelle mesure cette revendication a refait surface dans le mouvement de résistance non-violente contre l’occupation marocaine.
Vers la fin de 1974, sous la pression croissante, de l’ONU à l’extérieur et du mouvement sahraoui à l’intérieur, l’Espagne annonça son intention de tenir un référendum d’autodétermination pour le peuple sahraoui, et réalisa un recensement dans ce but. Mais le Maroc et la Mauritanie avaient d’autres objectifs et revendiquaient le Sahara comme leur appartenant. Ces deux pays portèrent leur revendication devant la Cour Internationale de Justice (CIJ) en 1975. Soutenus par tous les États arabes, ils demandèrent un avis consultatif qui les aiderait à mener à bien légalement leur projet de conquête. Pourtant la CIJ ne rendit pas l’avis que le Maroc espérait. Pour la CIJ, il n’existe pas d’éléments historiques “établissant un lien de souveraineté territoriale entre le territoire du Sahara occidental, le Royaume du Maroc et l’entité mauritanienne” ; ces éléments montraient qu’à l’époque précoloniale, le Sultan du Maroc n’avait aucun contrôle sur le Sahara occidental, et que le sultanat ne prétendait pas que le territoire était sous son contrôle (Cour Internationale de Justice, 1975).
Ainsi, la CIJ encourageait l’application de la résolution 1514 (XV) pour “la décolonisation du Sahara occidental, et en particulier du principe d’autodétermination par l’expression libre et authentique de la volonté des peuples du Territoire” (Cour Internationale de Justice 1975).
Le lendemain de la décision du CIJ le roi Hassan II a annoncé à la télévision marocaine que la Cour avait tranché en sa faveur, et qu’en conséquence, il conduirait une Marche Verte “pacifique” de plus de 300 000 civils marocains au Sahara occidental. L’Espagne, peu désireuse de s’engager dans une guerre impopulaire et coûteuse avec le Maroc et la Mauritanie, accepta par un accord tripartite signé le 14 novembre 1975 de diviser le Sahara occidental entre ses deux voisins africains. En échange de la trahison de sa colonie, l’Espagne se verrait attribuer 35% du produit de toute exploitation minière à venir, ainsi que certains droits sur la pêche (Zunes and Mundy 2010 , Chapitre 1).
En novembre 1975, 350 000 civils marocains se mirent en route à pied en direction des villes du Sahara occidental. En même temps, l’armée marocaine y faisait son entrée équipée de chars et d’avions. Elle bombarda des groupes de Sahraouis qui s’enfuyaient (environ la moitié de la population était restée dans la région du Sahara occidental qui devait être occupée) au napalm et au phosphore blanc (San Martín 2010 , 2). Ces civils se dirigeaient à pied vers l’Algérie, qui leur avait offert l’asile dans sa Hamada, la partie la plus aride et la plus inhospitalière du désert, où les réfugiés sahraouis demeurent encore à ce jour. C’est là que le POLISARIO a installé son État en exil, la République arabe sahraouie démocratique (RASD), proclamée à l’origine à Bir Lahlou, dans la partie libérée du Sahra occidental, le 27 février 1976.
Les forces mauritaniennes ne faisaient guère le poids face aux tactiques de guérilla du POLISARIO. La Mauritanie battit en retraite en 1979, signant un accord de paix avec les Sahraouis, à un moment où le Maroc avait été presque entièrement chassé du territoire (La Mauritanie a depuis lors reconnu la RASD). Cependant, malheureusement pour le POLISARIO, au cours de la décennie suivante, la tendance s’est inversée en faveur du Maroc grâce à ses alliés de longue date, l’Arabie saoudite, la France et les USA, qui lui ont offert un soutien financier et militaire, ainsi que leur parrainage pour la construction du plus long mur militaire en activité (Zunes and Mundy 2010 , Chapter 1). Mesurant environ 2700 kilomètres de long, le “Mur de la Honte”, comme le nomment les Sahraouis, sépare les territoires contrôlés par le POLISARIO des zones occupées par les Marocains. Il est lourdement renforcé par d’imposants champs de mines (San Martín et Allan 2007).
Cela a mis le Maroc dans une position de force pour négocier quand l’ONU est rentrée en scène pour essayer d’établir un cessez-le-feu en 1991. Celui-ci était fondé sur la promesse d’un référendum d’autodétermination pour les Sahraouis. Pourtant ce vote avait été bloqué de manière répétée par le Maroc, mettant la solution que promouvait l’ONU dans une impasse. Depuis lors, le POLISARIO, qui ne dispose plus d’une option militaire réaliste face à la supériorité militaire du Maroc et de ses puissants alliés occidentaux (ce qui n’a pas toutefois empêché des appels à la guerre de plus en plus pressants), reste sur la même position politique, sans perspectives apparentes. Entre-temps, dans les Territoires Occupés, un mouvement non-violent de civils sahraouis a fait son apparition. Sa résistance fera l’objet de la prochaine partie de cet article.
Résistance non-violente au Sahara occidental occupé : droits de l’homme, revendications socio-économiques et indépendance
Au début des années 1980, les actes de résistance étaient en grande mesure clandestins. Les appels ouverts à l’indépendance et à la souveraineté sur les ressources naturelles qui avaient débordé les Espagnols pendant les 18 derniers mois de leur présence sur le territoire n’étaient simplement plus pensables dans le climat de terreur que faisaient régner les occupants marocains. Cependant, pour citer James C. Scott, un “hidden transcript” [“transcription cachée”, ou résistance infrapolitique, NdT], des actes manifestes de résistance à l’occupant se multipliaient derrière les portes closes.
On écoutait les communiqués du POLISARIO à la radio sous des couvertures pour en étouffer le son (Entretien avec Sultana Khaya , militante et présidente de la Ligue Sarhaouie pour les ressources naturelles et les droits de l’homme (Ligue Sahraouie), 26 novembre 2014), des tracts pro-POLISARIO étaient distribués en cachette et des militants recherchés étaient cachés dans des planques. Les Sahraouis les plus intrépides organisaient ce qu’ils appelaient des “opérations”, qui consistaient à écrire des slogans et à peindre le drapeau de la RASD sur les murs des bâtiments administratifs marocains, et à remplacer les drapeaux marocains par des drapeaux de la RASD (communication personnelle avec l’ancien disparu Maâ El Aïnine Lakhal, octobre 2013).
James C. Scott soutient que la résistance publique et ouverte (pétitions, grèves, manifestations, etc.) est surtout l’apanage des démocraties libérales occidentales, tandis que les communautés qui ne peuvent pas protester publiquement en toute sécurité ont recours à ce qu’il appelle l’infrapolitique (“transcription cachée”, actes quotidiens de résistance et sous-cultures dissidentes, comme c’était le cas des Sahraouis au début des années 1980) (1990). La révolte ouverte et déclarée n’éclatera dans une communauté pareillement opprimée, selon Scott, que quand « la pression [de l’indignation] monte ou quand le “mur de retenue” qui la contient montre des signes de faiblesse » (1990, 197). Pourtant cette explication n’éclaire pas complètement le cas du Sahara occidental.
En 1987, quand la répression marocaine était à son apogée et que les disparitions de Sahraouis étaient devenues une menace constante, des militants sahraouis ont organisé à El Ayoune une action de protestation de grande ampleur en faveur des droits de l’homme, pendant la visite des représentants de l’ONU venus préparer le référendum sur l’avenir du territoire. Une telle résistance ouverte, en dépit de la répression violente inévitable à laquelle devaient s’attendre les manifestants, illustre le fait que le besoin stratégique de faire montre de sa résistance devant un public extérieur (en disséminant ainsi un discours contre-hégémonique défiant l’hégémonie marocaine) est important pour expliquer pourquoi la résistance se manifeste au grand jour.
Alors que, entre l’invasion marocaine et 1987, les civils sahraouis des territoires occupés devaient compter sur les tactiques de résistance clandestines et cachées que Scott appellerait les armes des pauvres, la visite des représentants de l’ONU offrait une opportunité politique que les militants ont essayé d’exploiter en organisant pour la première fois au grand jour depuis le début de la colonisation marocaine une manifestation massive de protestation.
Des douzaines d’organisateurs et de participants à cette manifestation de 1987 ont été brutalement enlevés, y compris Aminatou Haidar, une des dirigeantes officieuses de la résistance, qui a été emprisonnée et torturée pendant quatre ans. Avec 299 ex-disparus sahraouis, y compris des familles entières dans certains cas – dont certains étaient détenus à la suite de la manifestation de 1987 et d’autres depuis les années 1970 ou au début des années 1980, mais qui avaient tous été détenus au secret et sans procès -, elle a été libérée en 1991 quand est intervenu le cessez-le-feu (Département d’État US 2003). La libération de ces prisonniers politiques à permis d’insuffler un plus grand esprit de résistance dans une nouvelle génération de Sahraouis (Barca and Zunes 2009, 159). L’arrivée de l’ONU dans le territoire donnait désormais aux militants une confiance renouvelée qui les incitait à accomplir ouvertement leurs actes de résistance, dans la mesure où ils sentaient sur eux l’attention internationale, ce qui constituait en soi une forme de protection (communication personnelle avec Maâ El Aïnine Lakhal, 13 mai 2014).
Les militants sahraouis ont depuis découvert leur erreur. La MINURSO, la mission de l’ONU dans le territoire a ceci de très insolite que c’est une mission de maintien de la paix qui n’a pas vocation à veiller au respect des droits de l’homme. Tous les ans en avril, le Conseil de sécurité de l’ONU vote sur l’inclusion des droits humains dans le mandat de la MINURSO, et tous les ans, la France, le plus loyal allié du Maroc, utilise la menace pour s’y opposer. Dans les faits, même quand des Sahraouis sont battus en public sur la place qui se trouve devant le bâtiment de l’ONU (qui arbore d’ailleurs un drapeau marocain mais pas de drapeau sahraoui), le personnel de l’ONU regarde ailleurs. Des manifestants sahraouis racontent même avoir été remis à la police marocaine par le personnel de la MINURSO après avoir tenté de trouver refuge dans le bâtiment de l’ONU (Conversation avec le militant politique Hamza Lakhal, El Ayoune, août 2014).
Les intifadas du début des années 1990 (beaucoup plus petites en termes de participation et beaucoup plus brèves que les intifadas de 1999 et 2005, mieux documentées, mais néanmoins connues des Sahraouis sous le nom d’intifadas), telle que l’Intifada des Trois Villes, Smara, Assa et El Ayoune en 1991, exigeaient la libération des prisonniers politiques, protestaient contre la tenue d’élections marocaines au Sahara occidental et réclamaient même l’indépendance3. En ce qui concerne particulièrement cette dernière revendication, les émeutes ont été durement réprimées, et se sont soldées par plusieurs disparitions forcées et des peines de prison de plusieurs dizaine d’années pour les participants.
Pour cette raison, quand l’intifada de 1999 a éclaté, inspirée par la libération de plusieurs détenus politiques sahraouis considérés comme des héros, et par les opportunités politiques ressenties après la mort d’Hassan II (Shelley 2004, 115), les revendications devaient être centrées sur les droits de l’homme, des étudiants et des travailleurs, laissant l’exigence beaucoup plus périlleuse de l’indépendance pour l’intifada suivante de 2005 (M. Lakhal, comm. pers., 13 mai 2014). Cette dernière vit l’expression de protestations ouvertement nationalistes dans tout le Sahara occidental et dans les régions à majorité sahraouie du Sud marocain, regroupant tous les secteurs de la population, depuis les enfants des écoles jusqu’aux vieillards (Stephan and Mundy 2006).
Une lourde menace sur la lutte des Sahraouis : l’exploitation du pétrole peut-elle devenir rentable?
Comme tout cet article l’illustre, les ressources naturelles du Sahara occidental sont exploitées par des colonisateurs depuis la fin du XIXème siècle. Le coût de cette occupation est largement amorti par la capacité des Marocains à vendre le poisson, les produits agricoles, les phosphates, le sel, le sable, et l’énergie éolienne et solaire de sa colonie. Par exemple, toute la pêche hauturière est l’œuvre de chalutiers marocains, et pour ce qui est de la pêche côtière traditionnelle, très peu de licences sont attribuées à des Sahraouis (Groupe parlementaire multipartite sur le Sahara occidental 2014). À Dakhla, où la pêche est la principale industrie, 5% seulement des travailleurs sont des Sahraouis. L’industrie des phosphates emploie à présent environ 3 000 travailleur
s, dont seulement 21% sont des Sahraouis (Groupe parlementaire multipartite sur le Sahara occidental 2014).
Ces derniers occupent généralement des emplois sous-payés comme le nettoyage (Entretien personnel avec Sidi Breika, Représentant Adjoint du POLISARIO au Royaume-Uni, Londres, 31 mars 2014) et, de fait, moins de 4% des Sahraouis sont des techniciens. Toutes les plantations de tomates sont la propriété de la famille royale marocaine, de puissants conglomérats ou de multinationales françaises. Aucune n’est la propriété de Sahraouis, ni même de petits colons marocains (Groupe parlementaire multipartite sur le Sahara occidental 2014). Plus à l’est, les 165 000 refugiés sahraouis vivant de l’aide humanitaire dans les camps d’Algérie ne reçoivent aucune compensation pour l’exploitation de leurs ressources naturelles (Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés, 2015).
L’exploitation potentielle des gisements de pétrole d’abord découverts par les Espagnols dans les années 1940 et 1950 plane maintenant comme une menace sur le territoire désertique. C’est le profit économique qu’en tire le Maroc qui assombrit l’horizon des aspirations des Sahraouis à l’indépendance. La mise en route des contrats touchant à la prospection pétrolière pourrait dans un proche avenir gonfler ces profits de façon spectaculaire. Les programmes illégaux de recherche pétrolière et gazière du Maroc consistent actuellement en six blocs dans les eaux du Sahara occidental, chacun accordé à des compagnies par l’ONHYM (Western Sahara Resource Watch 2013, 4). Deux compagnies britanniques, Teredo Oil Limited et Cairn Energy, détiennent des parts dans le bloc Boujdour Offshore Shallow [shallow = en eaux peu profondes, NdT] et le Cap Boujdour Offshore Block respectivement (Western Sahara Resource Watch 2013, 4), tandis que la compagnie irlando-britannique San Leon Energy a commencé à effectuer des forages sur la terre ferme près de la ville d’El Ayoune, en mars 2015.
Cairn Energy et son partenaire Kosmos ont déplacé leur plateforme pour commencer a forer sur le site Gargaa [renommé depuis Al Khayr, NdT], d’une capacité potentielle d’un milliard de barils, en décembre 2014. Cependant, la signature des accords sur le pétrole et le gaz coïncide avec une nouvelle phase de la résistance sahraouie. L’exigence qui était si prédominante au temps de l’occupation espagnole, de la souveraineté sur les ressources naturelles, refait surface, comme il en sera question dans la partie suivante.
Le mouvement de protestation de Gdeim Izik en 2010 [la presse française en parle comme des “événements du 8 novembre 2010 à El Ayoune”, NdT] a été décrit par Noam Chomsky comme le début du Printemps Arabe. “La plus grande manifestation organisée par les Sahraouis” (Breika, int.pers., 31 mars 2014) a vu de 15 à 20 000 personnes ériger une ville de toile dans le désert aux abords d’El Ayoune. Comme le souligne Wilson (2013, 91), si nous prenons comme critère les dernières estimations de l’ONU, pour qui la population sahraouie adulte totale dans les Territoires occupés s’élevait en l’an 2000 à 41 150 personnes, on apprécie mieux le caractère énorme en proportion de la protestation (bien que les chiffres de l’ONU ne soient qu’une prudente estimation). Comme Wilson le souligne aussi, le mouvement de Gdim Izik a eu lieu dans les limites temporelles, géographiques et conceptuelles du Printemps Arabe (2013, 82).
Son caractère très organisé (le camp fonctionnait avec toutes les fonctionnalités d’une véritable société, y compris avec un ramassage régulier des ordures, des cabinets médicaux, des comités pour négocier avec les Marocains et assurer la distribution de nourriture, d’eau et de produits de première nécessité) illustre le fait que les Sahraouis sont capables de survivre et de s’organiser sans aucune aide de l’administration coloniale marocaine (Lakhal 2014, comm. pers.). Comme le suggère Mundy, la formule du camp du désert avait aussi été choisie en marque de solidarité avec les Sahraouis réfugiés en Algérie (2011).
Selon l’un des administrateurs du camp, ”l’objectif principal était, entre autres choses, de mettre fin à l’exploitation massive des ressources du Sahara occidental” (Militant interviewé par Sahara Thawra 2012 ). Hassan Aalia, qui a été condamné par contumace à l’emprisonnement à vie pour la part qu’il aurait prise à l’organisation du camp, considère l’exploitation des ressources naturelles comme la principale raison de l’installation de celui-ci : “les multinationales et l’Union européenne continuent à nous voler nos ressources naturelles, alors que la population saharienne devient de plus en plus pauvre et est de plus en plus frappée par le chômage” (Entretien personnel avec Aalia, Saragosse, 26 novembre 2014). La collègue d’Aalia, Nguia Elhaouissi, qui est actuellement sous le coup d’une peine avec sursis pour son rôle supposé dans l’organisation du camp, ajoute :
L’épisode du camp de Gdeim Izik s’est produit au moment où la population sahraouie subissait une énorme pression. Nous n’avons pas le droit de travailler. Il y a beaucoup de diplômés, certains ont même un doctorat, mais aucun d’entre eux ne peut obtenir un emploi. Et nous ne profitons pas de nos ressources naturelles : la pêche, les phosphates… Alors, avec une telle pression, et sans aucun droit sur nos ressources, le camp a explosé. (Entretien personnel avec Nguia Elhaoussi, Saragosse, 26 novembre 2014).
En effet, les slogans couramment repris au campement comprenaient, comme il est dit ci-dessus, “Le peuple sahraoui souffre pendant qu’on pille ses richesses, et “nos ressources, nous ne les voyons pas, elles ne nous voient pas” (Breika, entrevue personnelle, 31 mars 2014). Un autre activiste qui vivait au camp déclarait : “Le mouvement de Gdeim Izik se concentrait sur les questions sociales et politiques et des ressources naturelles du Sahara, parce que le peuple sahraoui n’a pas le culte du profit (entretien personnel avec Fatan Abaali, Agadir, 22 avril 20146). En effet, quand les Sahraouis commentent les activités des compagnies pétrolières et autres sur leur territoire, ils associent le plus souvent leurs griefs à la situation socio-économique de leur peuple. Un militant explique :
Nous nous concentrons plus que tout sur les ressources naturelles parce que beaucoup de Sahraouis sont sans emploi. Ils voient leurs poissons, leur sable, partir pour d’autres pays, et cela ne leur rapporte rien. Leur territoire n’est pas pauvre. Il est riche. Les Sahraouis n’ont même pas quelques pièces à dépenser pour du café ou des cigarettes. (entretien personnel avec Ahmed Baba, Rabat, 28 avril 2014)
Quand ils ont appris, le 8 novembre 2010, que les forces de sécurité marocaines avaient encerclé le camp de Gdeim Izik et commençaient à le raser, les militants sahraouis présents à El Ayoune ont mis le feu au Ministère marocain des Mines et de l’ Énergie, qui abrite l’ONHYM (Western Sahara Resource Watch 2013, 9). Depuis, et jusqu’à aujourd’hui, les militants sahraouis qui vivent sur l’étendue du Sahara occidental occupé, et les étudiants sahraouis qui vivent au Maroc proprement dit, organisent régulièrement des manifestations contre les compagnies pétr
olières qui ont signé des accords avec l’ONHYM.
Il vaut la peine de souligner que les femmes sont à la tête de beaucoup de ces manifestations. L’activité politique, au sens large du terme, est perçue comme faisant partie du rôle des femmes autant que des hommes dans la culture sahraouie, le rôle qu’y jouent les femmes comme mères et gardiennes du foyer leur autorise une certaine flexibilité et la possibilité de participer aux manifestations. À l’inverse, les hommes, étant perçus comme ceux qui ont la charge de nourrir leur famille, choisissent parfois d’éviter de manifester en public de peur de perdre leur emploi.
Pour revenir aux différentes formes de protestation contre l’exploitation des ressources naturelles, on a également signalé des grèves de la faim, (Western Sahara Resource Watch 2013, 9), et les témoignages sur youtube dans lesquels des hommes et des femmes sahraouis dénoncent telle ou telle compagnie pétrolière, en arabe, en anglais et en espagnol, ne sont pas rares. 7
Ces dernières années, les militants sahraouis ont commencé à mettre sur pied des organisations dont l’objectif premier est de lutter contre l’exploitation des ressources naturelles telles que le pétrole par les acteurs étrangers. La première d’entre elles a été le Comité pour la Protection des Ressources Naturelles au Sahara occidental (CSPRON) fondé en 2006 à El Ayoune (communication personnelle avec Lahcen Dalil, vice-président du CSPRON, 18 décembre 2014), suivi par la Ligue Sahraouie pour les Droits de l’Homme et les Ressources Naturelles (Liue Sahraouie) en 2011, Boujdour (S.Khaya, ent. Pers., 26 novembre 2014) et l’Association pour la Surveillance des Ressources Naturelles et la Protection de l’Environnement du Sahara occidental, Laâyoune, 2015 (communication personnelle avec les fondateurs, 25 avril 2015). D’autres organisations sahraouies comme le Centre Sahraoui pour les Médias et les Communications, le Collectif des Défenseurs Sahraouis des Droits de l’Homme (CODESA) et Équipe Média qui ont eu, par le passé, des objectifs plus larges et plus généraux, ont commencé à resserrer leur attention sur la question des ressources naturelles à mesure que leur exploitation se fait plus intense (Entretien personnel avec Mohammed Brahim (pseudonyme), El Ayoune, 25 août 2014; Entretien personnel avec Ali Salem Tamek, camp d’Aousserd, 12 décembre 2015).
Concrètement, les dirigeants, tant du CSPRON que de la Ligue Sahraouie, ont été la cible d’un lourd harcèlement de la part des autorités marocaines. Sidahmed Lemjayed, le président du CSPRON, a été condamné à l’emprisonnement à vie pour sa participation aux événements du camp de Gdeim Izik lors d’un simulacre de procès organisé par le Maroc en 2013 (Human Rights Watch 2013 ). Sultana Khaya, fondatrice et présidente de la Ligue Sahraouie, est, à l’heure où j’écris ces lignes, en consultation dans le service spécialisé d’un hôpital espagnol en raison de blessures graves à l’estomac infligées sous la torture (S.Khaya, entretien privé, 26 novembre 2014). D’autres membres de la Ligue Sahraouie ont été blessés par la police en mars 2014 pendant leur manifestation pacifique contre le partenariat avec Kosmos-Cairn pour l’exploration pétrolière (Western Sahara Resource Watch 2014).
En dehors des Territoires Occupés, l’Observatoire Sahraoui pour les Ressources Naturelles (ORSN), une ONG installée dans le cadre de l’État en exil en avril 2013, et SCAP [Campagne Sahraouie Contre le Pillage, NdT], une autre ONG née dans les camps en mars 2015, ont pu travailler sans l’obstacle de la répression policière. Depuis que l’OSRN et SCAP ont commencé leur action, il y a eu dans les camps une forte augmentation des mouvements de protestation contre les multinationales spécifiques et les gouvernements impliqués dans l’exploitation des ressources naturelles. Le plus notable a été, en octobre 2015, la manifestation contre la compagnie anglo-irlandaise San Leon dans le camp d’Aousserd, à laquelle ont participé quelque 8 000 Sahraouis. De même, le POLISARIO a entamé une guerre diplomatique contre les exploiteurs potentiels du pétrole sahraoui.
En plus de ses interventions dans les médias contre les activités en cours, ciblant à la fois les compagnies elles-mêmes et le Conseil de Sécurité (Western Sahara Resource Watch 2013 , 9), le gouvernement de l’État sahraoui en exil a commencé à délivrer des « Accords d’Assurance » avec des compagnies pétrolières pour l’exploitation des blocs offshore, qui pourra commencer quand le POLISARIO aura accès aux territoires actuellement occupés par le Maroc, ainsi que des blocs sur la terre ferme dans les territoires libérés du Sahara occidental déjà contrôlés par le Polisario10 . En effet, le Polisario est bien conscient que les revenus du pétrole pourraient devenir une importante source de revenus pour un futur État sahraoui et a adopté un Code Minier en mai 2014. De plus, comme le soulignent Stephan et Mundy (2006, 31), en proposant des blocs que le Maroc a déjà promis à d’autres compagnies, le Polisario espère susciter une bataille légale au niveau international.
Les accords actuels entre les multinationales pétrolières et la compagnie pétrolière d’État marocaine, l’ONHYM, n’offrent que peu d’avantages économiques aux Sahraouis. Inversement, ces compagnies énergétiques risquent de donner une légitimité politique et un financement important à l’occupation marocaine, tout en élevant simultanément des obstacles au processus de paix initié par l’ONU, se rendant ainsi complices des atteintes aux droits de l’homme perpétrées contre le peuple sahraoui, et, dans le cas où on découvrirait du pétrole, appauvrissant les ressources naturelles des Sahraouis, ce qui signifierait que ceux-ci ne pourraient pas en bénéficier quand ils obtiendraient leur indépendance. Les Sahraouis sont de plus en plus conscients de ces implications. Les spécialistes des mouvements sociaux soutiennent que la puissance politique des mouvements de résistance est liée à leur capacité à profiter des occasions politiques et à réagir aux menaces politiques (Tilly et Tarrow 2007). Les Sahraouis ont reconnu dans l’exploitation croissante des ressources naturelles une menace politique (et sans cesse croissante) à leur combat pour l’indépendance, et, par conséquent, la souveraineté sur les ressources naturelles est devenue un objectif stratégique de leur résistance. Par leurs protestations et leurs campagnes, les Sahraouis ont fait la démonstration de ce que toute activité de prospection et d’exploitation pétrolière se fera sans leur consentement, contre leur volonté clairement exprimée. Une fois de plus, dans les Territoires Occupés où, nous l’avons vu, des militants sont emprisonnés à vie après avoir subi la torture pour leur résistance ouverte à l’exploitation de leurs ressources, les Sahraouis bravent néanmoins les risque inhérents à une résistance déclarée et publique, parce qu’ils sont conscients de la nécessité que les compagnies étrangères soient témoins de leur résistance.
Pourquoi la question des ressources naturelles ne fait-elle surface que maintenant ?
Comme je l’ai illustré plus haut, les ressources naturelles ont été au cœur des souffrances du Sahara occidental pendant les périodes coloniales, l’espagnole a
ussi bien que la marocaine. Néanmoins, ce n’est qu’assez récemment que la question a commencé à refaire surface et figure à nouveau comme revendication clé dans les protestations des militants sahraouis, comme elle l’était pendant la période espagnole. Nous l’avons vu, le mouvement de résistance sahraoui des les Territoires occupés par le Maroc a évolué au cours du temps, se concentrant d’abord sur les droits de l’homme et les revendications socio-économiques (bien que la question nationale ait toujours été soulevée dans les actions clandestines) et, à mesure que la peur reculait au cours de la deuxième intifada, dernièrement sur la question de l’indépendance. À présent, les exigences des militants s’élargissent encore plus, et les ressources naturelles arrivent au premier plan. Pour Maâ El Aïnine Lakhal,
La résistance pacifique a toujours progressé petit à petit en fonction des possibilités qui s’offraient, et ses prudents progrès se sont appuyés sur l’expérience passée. Auparavant, il était dangereux de montrer ses opinions politiques, et les militants avaient recours à des revendications sociales, économiques et culturelles pour créer une atmosphère de résistance dans la société. À présent, je pense que nous sommes dans une phase où la lutte se situe à tous les niveaux, de façon délibérée (M. Lakhal, comm. pers., 13 mai 2014).
Certains spécialistes des mouvements sociaux ont affirmé que les acteurs internationaux peuvent être d’utiles alliés pour les militants de la résistance (McAdam 1998, 257; Ghalea 2013, 259). Dans le cas du Sahara, un intérêt plus marqué pour les ressources naturelles chez les mouvements de solidarité à l’échelle internationale a suscité parallèlement chez les militants sahraouis une plus grande prise de conscience (M.Mayara, entretien personnel, 27 août 2014). Comme l’expliquait une femme sahraouie, « nous n’étions pas conscients de l’étendue du pillage jusqu’à une date très récente, et nous commençons juste à nous concentrer sur la question » (Zahra Taleb (pseudonyme), conversations personnelles, camp de Boujdour, 9 décembre 2015).
Quand il s’agit d’enquêter sur les activités des compagnies étrangères liées à l’exploitation des ressources naturelles, les militants des pays du Nord sont souvent mieux placés que les Sahraouis vivant dans les Territoires Occupés, ceci pour plusieurs raisons. D’abord, quand les compagnies et les gouvernements étrangers publient des informations concernant leurs projets au Sahara occidental, ils ont tendance à le faire en anglais, langue peu parlée par les habitants sahraouis des Territoires Occupés. Deuxièmement, les groupes solidaires du Nord jouissent d’un accès à Internet beaucoup plus fiable que les Sahraouis. Troisièmement, il est beaucoup plus facile de faire pression sur une compagnie nationale pour un résident ou un citoyen du pays concerné : on peut avoir accès à la compagnie et à ses actionnaires, et faire appel à son député. Enfin, les groupes internationaux ne subissent pas de violente répression de la part des autorités marocaines, et sont plus susceptibles d’avoir les ressources matérielles nécessaires pour exercer une pression. Pour toutes ces raisons, le mouvement international de solidarité a été en mesure de jouer un rôle clé dans les premières phases du combat contre les activités des compagnies pétrolières au Sahara occidental.
En 2003, le Comité Norvégien de Soutien au Sahara Occidental a lancé une campagne contre le rôle joué par la compagnie norvégienne TGS-Topec dans la conduite d’études sismiques dans les Territoires Occupés. Au même moment, une organisation de solidarité basée aux Pays-Bas a commencé à faire pression sur le groupe néerlandais Fugro pour qu’il cesse ses propres activités de repérage dans la région. Grâce à cette campagne, TGS-Topec a subi un désinvestissement massif qui l’a conduit à abandonner ses activités au Sahara occidental. Sous la même menace, Fugro s’est retiré également. Les groupes néerlandais et norvégiens ont ensuite joint leurs forces à celles de groupes de solidarité envers les Sahraouis dans 12 autres pays, qui tous ensemble ont entamé un combat contre l’entreprise US Kerr-McGee. La compagnie s’est retirée du Sahara occidental, mais pas avant que des investisseurs responsables (y compris le plus important fonds d’investissements au monde, le Norwegian Petroleum fund) n’aient désinvesti quelques 80 millions de dollars dans l’aventure (Western Sahara Resource Watch 2013, 3).
En plus de la pression qu’ils exercent sur les compagnies et les gouvernements impliqués dans le pillage du Sahara occidental, les groupes de solidarité internationale comme le WSRW ont organisé des ateliers avec des militants sahraouis des Territoires Occupés et des camps sur le lobbying et la façon de mener une campagne. Il faut noter que les Sahraouis et les groupes internationaux de soutien tels que le WSRW vivent en symbiose. WSRW, dont la coordinatrice internationale réside en Belgique, soutenue par des coordinateurs volontaires et des membres dans tout l’Europe, mais aussi les Amériques, en Australasie [essentiellement Australie et Nouvelle-Zélande, NdT] et en Afrique, peut tenir les Sahraouis des camps et des Territoires Occupés informés des activités des compagnies et des gouvernements des pays où ses membres résident, tandis que WSRW a besoin des vidéos, des informations et des photographies que lui envoient les Sahraouis, et de leur expertise dans le domaine de l’action directe non-violente, pour appuyer ses actions de lobbying. En effet, les militants internationaux sont souvent surveillés, arrêtés et expulsés quand ils essaient de se rendre dans les Territoires Occupés, ce qui augmente d’autant leur dépendance de leurs partenaires vivant sur place, militants et Sahraouis de la société civile.
L’éducation (ou le manque d’accès à l’éducation) est un autre facteur important qui explique pourquoi les ressources naturelles ne sont passées au premier plan des revendications des militants Sahraouis qu’assez récemment. Les étudiants sahraouis déplorent l’impossibilité d’apprendre l’anglais (une langue qui est importante, on l’a vu, pour suivre les activités des compagnies étrangères sur Internet) puisque le système éducatif marocain se concentre sur le français. La discrimination contre les étudiants sahraouis est fréquente, et puisqu’il n’y a pas d’universités au Sahara occidental, l’éducation supérieure n’est pas accessible aux moins fortunés. Cependant, les Sahraouis qui réussissent à réunir les fonds pour aller vivre au Maroc proprement dit le font souvent avec en tête le combat pour la patrie. Cheikh Khaya, militant de la Ligue Sahraouie, déclare, : “J’ai choisi d’étudier le droit et l’anglais pour aider mon peuple. La plupart des étudiants étudient le droit pour soutenir la cause (Khaya, cité dans Allan 2015). De même, Ahmed Baba, doctorant en Droit international à l’Université de Marrakech, explique : 
La majorité des étudiants universitaires sahraouis choisissent d’étudier le droit. Mais il n’y a pas dans notre peuple de tradition dans ce domaine. Nous sommes la première génération à nous y attaquer. Les générations précédentes étaient trop occupées à défendre leur terre. Les générations des années soixante-dix et quatre-vingts, soient participaient à la lutte armée, soit étaient exilées dans les camps. Les années quatre-vingt-dix, après l’arrêt de la
guerre, ont été une époque d’assassinats et d’arrestations, particulièrement de ceux qui étudiaient. C’est pourquoi il y a un trou béant dans l’éducation de ceux qui vivent dans les Territoires Occupés (Baba, cité dans Allan, 2015).
Quand des militants comme Khaya et Baba rentrent chez eux, les étudiants prennent contact avec leur compatriotes, pour leur montrer quels aspects du droit international ils peuvent utiliser pour étayer leurs arguments dans leurs actions de lobbying et de défense des droits. Des étudiants qui ont étudié les langues étrangères aident les militants à créer des banderoles et des slogans contre les compagnies étrangères dans la langue de celles-ci (Groupes de discussion… 2014).
La question de l’espoir est une raison de plus pour laquelle les militants sahraouis sont revenus ces dernières aux revendications concernant les ressources naturelles ces dernières années. Au moment où j’écris, cela fait 24 ans que le cessez-le-feu a été signé. Les négociations entre le POLISARIO et le Maroc sous l’égide des Nations Unies n’ont rien donné. La raison que donne une femme sahraouie pour sa participation à un atelier consacré à l’importance des ressources naturelles dans le conflit au Sahara occidentale est éclairante à ce sujet : « À mes yeux, la voie diplomatique ne mène nulle part, et c’est pourquoi certains jeunes veulent reprendre la lutte armée. Je ne veux pas la guerre, et je considère les ressources naturelles comme une autre voie possible vers notre indépendance » (Taleb (pseud.), conv. pers., 2 décembre 2015). Un développement récent dans le parcours diplomatique souligne la logique et l’exaspération qui s’exprime dans le rejet de cette femme à l’égard du processus onusien.
En mars 2016, le secrétaire général de l’ONU Ban ki Moon a visité les camps sahraouis, et, dans une conférence de presse qu’il y a tenue, il a décrit la présence marocaine comme une « occupation ». Au grand scandale du Maroc qui, en signe de protestation, a décrété l’expulsion de 84 membres civils de la MINURSO et la fermeture d’un bureau de liaison militaire. L’ONU s’est exécutée, ce qui soulève la question de savoir si la MINURSO a désormais les moyens logistiques d’organiser un référendum, le résultat étant que le POLISARIO menace maintenant de reprendre la lutte armée. D’ailleurs, il n’a accepté le cessez-le-feu de 1991 que grâce à la promesse de l’organisation par l’ONU d’un référendum sur l’autodétermination ouvrant la voie à l’indépendance.
Finalement, il est également important de soulever la question du rôle que joue Internet dans le retour de la revendication des ressources naturelles chez les militants civils non-violents. Ce n’est qu’en 2001 et 2002 que les Sahraouis ont commencé à avoir accès aux téléphones portables et à Internet dans les Territoires Occupés (Breika, entr. pers., 31 mars 2014) ; la connexion dans les camps est intermittente, et les militants ont encore à faire face à des problèmes tels que la surveillance, le blocage et le piratage de leurs communications par les autorités marocaines (Brahim (pseud.), entr. pers., 25 août 2014 ; groupes de discussion… 2014).
D’autre part, malgré ces obstacles, depuis l’époque de Gdeim Izik et jusqu’à l’heure actuelle, le partage de l’information concernant l’exploitation des ressources naturelles sur les réseaux sociaux est devenu beaucoup plus manifeste (entretien téléphonique avec Erik Hagen, ex-président et membre fondateur de WSRW, 28 février 2014). Mohammed Saleh, un des fondateurs du Scap, basé dans l’État en exil sahraoui, l’exprime bien quand il explique que les médias sociaux peuvent aider les Sahraouis à surmonter le blocus médiatique imposé par le Maroc (les journalistes étrangers ont du mal à entrer au Sahara occidental occupé) : « Les médias sociaux sont un espace ouvert. Le succès de leur emploi dans la stratégie sahraouie dépend des Sahraouis eux-mêmes. On ne peut plus dire que nous n’avons pas de couverture médiatique » (conv.pers. avec Mohammed Saleh, 9 décembre 2015).
D’une part, les réseaux sociaux aident les Sahraouis eux-mêmes à mieux comprendre quelles compagnies exploitent les ressources naturelles du Sahara occidental et les implications de cette exploitation. D’autre part, ils constituent aussi une plateforme pour les Sahraouis, comme l’indique Saleh, pour partager leur indignation au niveau international. Des films et des photos de Sahraouis manifestant contre l’exploitation de leurs ressources sont partagés publiquement avec les compagnies concernées sur Twitter, et des lettres ouvertes rédigées en anglais par des Sahraouis sont partagées sur des blogs et sur des pages web. Tout à fait récemment, le militant sahraoui Senia Bachir Abderahman a illustré la question de l’exploitation des ressources naturelles dans une édition consacrée au Sahara occidental de « The Stream », un programme d’Al Jazeera qui se concentre sur les réseaux sociaux. 11
Quelles sont les implications de cette reprise par la résistance saharaouie de la revendication des ressources naturelles ?
Une fois connu le projet du géant pétrolier français Total de commencer à chercher du pétrole au large de la côte du Sahara occidental en 2001, l’ONU a émis un avis légal sur la question (Groupe parlementaire multipartite sur le Sahara occidental 2014). Voici la conclusion de Hans Corell, qui était alors le secrétaire général adjoint aux Affaires juridiques de l’ONU :
Si des activités de prospection et d’exploitation devaient se poursuivre au mépris des intérêts et de la volonté du peuple du Sahara occidental, ce serait en violation des principes juridiques internationaux applicables aux activités ayant trait aux ressources minérales dans des Territoires Non-Autonomes (Corell 2002).
Les principes juridiques internationaux auxquels il se réfère comprennent l’Article 73 de la Charte des Nations-Unies et plusieurs résolutions de l’Assemblée Générale ayant trait aux questions d’application de la Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux. (Corell 2010, 276-277). Ces résolutions sont conçues pour « protéger les  »droits inaliénables  » des peuples des territoires [non-autonomes] sur les ressources naturelles, et pour établir et maintenir un contrôle sur le développement futur de ces ressources » et reconnaître « le besoin de protéger les peuples des Territoires Non-Autonomes de l’exploitation et du pillage de la part d’intérêts économiques étrangers » (Corell 2010, 277).
Début 2015, Corell a déclaré que les activités de Kosmos n’étaient en aucune façon conformes à son avis légal. Plus tard dans l’année, l’Union Africaine (UA) a publié son propre avis légal, ne laissant aucun doute sur le fait que toute compagnie, État ou groupe prospectant ou exploitant les ressources [de ces territoires] le fait en violation de la légalité internationale, et appelant au boycott de ces compagnies, États ou groupes d’États ( Bureau du Conseil Juridique et de la Direction des Affaires Juridiques de la Commission de l’Union Africaine 2015).
Au moment où j’écris ces lignes, aucune des compagnies énergétiques qui ont passé des accords avec l’ONHYM pour accéder les six blocs au large du Sahara occidental n’a publié d’éléments attestant de la façon dont elle a obtenu le consentement du peuple sahraoui pour mener à bien ses activités de prospection. Pourtant les Sahraouis continuent à descendre dans la rue pour protester véhémentement contre de telles activités. En d’autres termes, puisque les compagnies pétrolières ont décidé de ne pas les consulter12, les Sahraouis ont pris l’initiative de démontrer sans équivoque que les compagnies étrangères qui achètent des licences de prospection pétrolière auprès du gouvernement marocain le font contre leur volonté.
Aux manifestations, les Sahraouis ajoutent le lobbying et l’action légale. Le POLISARIO a gagné un procès contre l’Union Européenne en décembre 2015, au cours duquel la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) a annulé un accord entre l’UE et le Maroc au motif qu’il concerne le territoire du Sahara occidental (l’UE a fait appel). Une semaine plus tard, la compagnie pétrolière Total a renoncé à son bloc au Sahara occidental. Ce procès constitue un premier et important succès légal dans le cadre plus général de la lutte des Sahraouis, avec la reconnaissance que POLISARIO a le droit d’intervenir légalement auprès de la CJUE (l’UE a tenté de s’y opposer). Cette affaire sera suivie de deux autres auprès de la même Cour, l’une opposant le POLISARIO à l’UE à propos d’un accord sur la pêche qui permet aux navires européens de pêcher dans les eaux du Sahara occidental (Allan 2013, Sahara Press Service 2014), l’autre intentée par la Western Sahara Campaign (WSC), un groupe de militants britanniques appartenant à un mouvement de solidarité, contre le gouvernement britannique, à propos d’un étiquetage trompeur de produits du Sahara occidental décrits comme marocains. Il ne serait pas surprenant que des entreprises pétrolières constituent la prochaine cible. Jusqu’à maintenant, les compagnies étrangères et des organisations telles que l’UE ont réussi à contourner les normes de la légalité internationale sur l’exploitation des ressources d’un pays occupé.
La récente décision de la Cour, en cas d’échec de l’appel, indique que cela pourrait être en train de changer.
La deuxième implication de ces recherches pétrolières en attente comporte potentiellement plus de risques. Au début du documentaire sur Gdeim Izik tourné par le groupe de solidarité espagnol Sahara Thawra, on voit un militant sahraoui peindre à la bombe sur un mur le graffiti « la perte de tout espoir nous rendra libre » (Sahara Thawra 2012). Presque 40 ans après l’invasion marocaine, les Sahraouis ont perdu l’espoir en l’Espagne, en l’ONU et toutes les puissances mondiales, et graduellement l’espoir qu’ils plaçaient dans la société civile internationale et dans la légalité internationale est en train de s’estomper aussi. Pour certains d’entre eux, la guerre est la seule option qui puisse apporter la liberté, maintenant que l’espoir dans les autres solutions s’est évaporé. Un retour à la lutte armée a de plus en plus la faveur des jeunes dans les camps de réfugiés. « La pression en faveur d’une reprise de la guerre devient presque insupportable », déclare Mohammed Abdelaziz, Président de la RASD dans un entretien (McTighe 2013).
La pression monte aussi dans les Territoires Occupés. Les affrontements violents entre Sahraouis et autorités marocaines qui ont suivi le démantèlement du camp de Gdeim Izik, se soldant par plusieurs morts, sont révélateurs de ce changement de mentalité, d’autant plus que le mouvement de résistance sahraoui était jusque là non-violent. Les jeunes Sahraouis, sans emploi, sans perspectives réalistes, et vivant sous le poids d’une répression constante, se décrivent souvent comme « enterrés vivants ». Selon Hamza Lakhal, beaucoup de gens ici font de grands rêves. Mais ils ne peuvent pas les réaliser parce qu’ils sont sahraouis (conversations personnelles avec Hamza Lakhal, El Ayoune, août 2014). Les partisans de la lutte armée sont de plus en plus nombreux. Selon Khawla Khaya, qui est sur le point de terminer ses études à Rabat, et qui n’a aucune perspective de trouver un emploi chez elle, « je serai la première à signer pour aller me battre » (Allan 2015).
Conclusions
Sous la domination espagnole, le discours alors émergent du POLISARIO a fait naître un sentiment d’identité nationale sahraouie, et dans ce discours, les ressources naturelles, surtout les phosphates, sont devenues un symbole de la nation colonisée, une revendication qui devait être affirmée par le jeune mouvement indépendantiste sahraoui, alors en croissance exponentielle. Malheureusement, cela n’a pas empêché le Maroc, en 1975 ni d’envahir et d’occuper cette partie du Sahara occidental et de contrôler de ses richesses naturelles, ni de pousser la résistance des civils sahraouis restants dans la clandestinité. Les militants n’ont eu à leur disposition, pendant plus d’une décennie, que ce que Scott a appelé « les armes des faibles », c’est à dire des actes de résistance quotidiens mais souterrains. Ce n’est qu’en 1987, lorsqu’un acteur extérieur majeur, l’ONU, a visité le territoire, que les militants ont pris la décision stratégique d’occuper la scène par une manifestation publique massive. Bien que cette manifestation ait été durement réprimée, la résistance ouverte s’est poursuivie pendant les décennies suivantes et, avec chaque nouvelle intifada, de nouvelles revendications ont été avancées en fonction des nouvelles opportunités perçues par les militants. Ainsi, en 1999, alors que les slogans ouvertement indépendantistes étaient encore considérés comme trop risqués et restaient dans l’ombre jusqu’en 2005, des revendications humanitaires et socio-économiques étaient avancées. 
En 2010, 35 ans après que le POLISARIO a fait pour la première fois de la souveraineté sur les phosphates une demande clé pour le mouvement indépendantiste, des alliés internationaux avaient commencé à travailler avec les Sahraouis sur la question de l’exploitation des richesses naturelles, enregistrant quelques succès en encourageant le désinvestissement vis-à-vis des grandes entreprises pétrolières. Les ressources naturelles sont devenues la principale revendication du mouvement de Gdeim Izik, la plus grande action de protestation jamais vue au Sahara occidental. Cela contredit totalement les affirmations creuses des compagnies pétrolières qui ont cherché à obtenir le consentement de la population sahraouie pour pouvoir procéder à la prospection et l’exploitation. Les ramifications n’en sont pas simplement légales (la légalité internationale interdit l’exploitation des ressources d’un territoire sous occupation à moins que son peuple n’y consente), mais mortelles : à mesure que l’exploitation des ressources naturelles se fait plus intense, les appels lancés à la population sahraouie pour qu’elle reprenne la lutte armée se font plus fréquents. Si les homologues de Cairn, Kosmos et San Leon réussissent à localiser des quantités de pétrole économiquement exploitables, cela aura des conséquences dramatiques pour les militants indépendantistes sahraouis. L’avenir dira si cela poussera à bout une jeunesse en colère.
Notes
1. Le premier lieu fortifié, Villa Cisneros, avait pour objectif de vendre des vêtements, de la nourriture, des armes, des miroirs, des barres d’acier, des ânes et des chevaux aux nomades des environs, et de leur acheter des chameaux, des fourrures de gazelles, de l’or, de la gomme arabique et des plumes d’autruches, mais le commerce ne démarra jamais vraiment en raison des raids sahraouis récurrents contre les Espagnols.
2. La première Résolution de l’Assemblée Générale sur la question (numéro 2229, XXI) de décembre 1966 appelait l’Espagne à accorder l’autodétermination aux peuples des territoires de Sidi Ifni et du Sahara occidental.
3. Pour une analyse de l’Intifada de 1992 dans trois villes, voir Barona Castañeda (2015)
4. Cité à l’origine comme ‘Ahel essahra daau daau welkhaira ¯t illa yenba ¯‘u’ (Le peuple sahraoui souffre pendant qu’on pille ses richesses) par Alice Wilson dans une vidéo montrant des mouvements de protestation filmée par Sahara Thawra. (2013, 88).
5. Les Sahraouis accusés d’avoir organisé le camp soutiennent que le camp a surgi de façon essentiellement spontanée et sans hiérarchie, bien que des jeunes militants aient pris une part prépondérante dans l’administration de tous les aspects du camp, organisant des comités dans ce but, après son érection.
6. Ali Salem Tamek, un des dirigeants officieux de la résistance dans les Territoires Occupés, affirme également, comme les participants aux groupes de discussion d’Agadir, (22 avril 2014) et de Marrakech (23 avril 2014), que les ressources naturelles étaient au cœur des manifestations de Gdeim Izik. Conversation personnelle avec Ali Salem Tamek, camp d’Aousserd, Algérie, 12 décembre 2015.
7. Voir http://www.wsrw.org pour quelques exemples.
8. Des images de la manifestation sont visibles sur https://www.youtube.com/watch?v=mChmF9tzHag. Consulté la dernière fois le 4 janvier 2016.
9. Pour plus de détails, voir la page internet de la RASD sur les hydrocarbures :http://www.sadroilandgas.com.
10. Pour en savoir plus sur ce programme d’accords, voir Kamal (2015)
11. Regardez le programme ici http://stream.aljazeera.com/story/201511250121-0025099. Consulté la dernière fois le 13 janvier 2015.
12. Kosmos a publié un « Position Paper » (Exposé de Principes) dans lequel elle affirme avoir consulté « les habitants du territoire » par l’intermédiaire d’un partenaire marocain. Cependant, selon toutes les organisations sahraouies de terrain mentionnées dans cet exposé, seuls les colons marocains ont été consultés malgré les tentatives inlassables mais vaines des Sahraouis de contacter Kosmos afin d’être inclus dans le processus de consultation. Cairn n’a fait aucune tentative de consulter les Sahraouis et n’a pas répondu aux lettres et aux demandes de rendez-vous envoyées par des organisations de la société civile sahraouie et des députés britanniques.
Remerciements
Merci à Hamza Lakhal, Mohammed Saleh, Jalihenna Mohammed et Limam Mohammed Ali pour avoir grandement facilité le travail de terrain effectué pour cet article, et à Wilf Wilde pour l’avoir inspiré. Merci également aux militants sahraouis qui ont pris part aux entrevues, et à Wilf, Hamza, Erik Hagen, Manuel Barcía Paz, Richard Cleminson; aux deux anonymes examinateurs critiques de la revue ; et aux participants à l’atelier «Carbon Democracy and Revolution » de l’Université de Durham pour leurs commentaires constructifs sur les versions initiales de cet article. 
Déclaration
Aucun conflit d’intérêt potentiel n’a été signalé par l’auteur.
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SOURCE: http://www.tlaxcala-int.org/article.asp?reference=18327

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