Abderrahim el-Khassar
Je ne sais ce qui ma poussé à écrire, une photo, une voix, une odeur. Souvent lenfant suit une ombre ou un parfum qui lattire, malicieusement innocent, vers les choses quil ignore, et à légard desquelles ses sentiments se transforment pour ressembler à lamour.
Je me suis ainsi vu en train décrire, pour une raison que jai oubliée, car jai une mauvaise mémoire ; et puis il nest pas nécessaire quil y ait une cause à toute chose sur cette planète, beaucoup de choses sont dues au hasard. Quoi qu’il en soit, mon amour de la patrie nétait pas le fruit du hasard ; il sest déclaré peut-être grâce à ces chants quon nous apprenait dans les jardins denfants et les petites classes, ou nourri de ces images et de ces mots déversés par la télévision durant les bulletins dinformation, après les dessins animés. Et puis, il y avait la photo du roi défunt accrochée dans latelier de mon père ; je la voyais chaque fois que jallais ly retrouver pour recevoir ma part de confiserie. Mon père disait, comme les anciens, que lors des crises limage du roi apparaît sur la face de la lune.
Lenfer de Tazmamart
Nous les enfants courions avec exaltation le long des sentiers lors de nos jeux violents, nous insultions tout le monde, sauf le roi. Un jour, quelquun qui avait craché sur le dirham portant leffigie du roi, disparut à jamais. On nous disait que celui qui insulte le roi et lui désobéit ira en enfer. Lorsque nous avons grandi, nous avons découvert que lenfer était tout près de nous et quil sappelait Tazmamart, ce lieu inhabité où le roi faisait disparaître dans des cachots secrets ceux qui tentaient de le renverser de son trône douillet, mais aussi dautres qui ne tentaient rien de particulier. À sept ans, jai écrit sur une petite feuille de papier arrachée dun agenda, quelque chose qui ressemblait à un poème, au sujet dune femme jetée dans le désert et violentée pour lui faire dire que le Sahara nétait pas marocain, mais elle a refusé. Jai écrit ces mots pour défendre la terre du Maroc au sud, pour vexer les Espagnols et le Front Polisario (1). Je ne sais comment jai été conscient de cette lutte pour la terre. Ces chants que japprenais pouvaient transformer un enfant en soldat armé jusquaux dents, car la patrie acclamée à pleine gorge et distillée dans le sang chaud des enfants les rend pareils à des lions indomptables, bien loin des politiciens qui ne considèrent la patrie que comme un glaçon dans un verre dalcool.
Les enfants de la « Khayrieh » (notre école primaire, de la « bienfaisance ») portaient luniforme militaire et brandissaient des armes en bois pour célébrer les fêtes « glorieuses » du Trône, de la Jeunesse et de la Marche verte ; nous levions haut nos drapeaux, entonnions les chants sur les places publiques et dans les rues, et glorifiions le premier homme du pays avec cette phrase qui sort toujours de la bouche des plus pauvres : « Vive le roi ! »
À quinze ans, jai écrit un petit poème dans lequel je raillais les ministres et les béni-oui-oui qui sagenouillaient chaque année devant le roi à cheval pour lui renouveler leur allégeance, la tête protégée par un grand parapluie tenu par un domestique noir. Cette image était si différente de celle de mes héros de dessins animés, ou des personnages des anciens films arabes que javais commencé à regarder en ce temps-là, avec cette passion dont seule la jeunesse est capable. Cest que mes héros à moi étaient bons : Tom Sawyer, pauvre et bon malgré sa paresse et son désir permanent de senfuir de lécole, Mowgli, élevé par les loups, Sally, la fillette triste qui devient employée de maison après la faillite et la mort de son père, Peter son ami, son chauffeur personnel lorsquelle était riche, qui supporte ses fardeaux à sa place lorsquelle sappauvrit, Nahoul et Zina qui saiment au milieu du pollen des fleurs, sans oublier lhabile pêcheur qui attend longtemps au bord de la rivière pour attraper un poisson, et puis Raad le géant qui combat les méchants, Bassit ce grand aventurier qui appelle à laide pour quon le sauve des épines du petit hérisson, Dabdoub le musicien qui passe sa journée sous les arbres de la forêt en cherchant des mélodies ; les Schtroumpfs, les nains, Sonbol et Abqour, Day le courageux, Woody Woodpecker ou lhomme qui possédait une grande ombre, aucun dentre eux nobligeait les gens à sagenouiller en jellabas blanches devant un cheval en plein soleil.
Mais la peur planant tel un nuage sombre au-dessus de nos têtes, jai écrit mon poème dans une langue secrète, traçant mes phrases de gauche à droite, un point sur la lettre qui en a deux, et vice versa. Je lai montré à un ami qui a pris peur et ma fait peur, et je lai caché dans un recoin secret de la maison, pour le déchirer plus tard.
Jallais comprendre en grandissant combien il est difficile dans notre Maroc de dire la vérité, dexprimer son opinion dans cette atmosphère malsaine sans quaussitôt une main noire vous ferme la bouche. Je comprendrais aussi lécrivain argentin Marco Denevi lorsquil dit, dans lune de ses nouvelles : « Donnez-moi le cheval le plus rapide, car jai dit la vérité au roi. »
(1) Mouvement indépendantiste du Sahara occidental.
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