Khadija Ryadi lors d’une manifestation du Mouvement 20-Février à Rabat, le 24 avril 2011 © Ilhem Rachidi |
Depuis trois ans, une répression silencieuse cible de nombreux activistes et journalistes au Maroc. Khadija Ryadi, ancienne présidente de l’Association marocaine des droits humains, dresse un bilan extrêmement critique de l’évolution récente du Maroc.
Rabat, Maroc, de notre correspondante. – Depuis maintenant trois ans, une répression silencieuse cible de nombreux activistes et journalistes au Maroc. Khadija Ryadi, ancienne présidente de l’Association marocaine des droits humains (AMDH), l’une des organisations les plus influentes du monde arabe, et prix des Nations unies pour les droits de l’homme en 2013, dresse un bilan extrêmement critique de l’évolution récente du Maroc. Elle revient sur un nouveau tour de vis sécuritaire annoncé en 2014 devant le parlement par le ministre de l’intérieur, qui accusait les ONG de défense des droits de l’homme de servir des agendas extérieurs et d’affaiblir la lutte contre le terrorisme. Une lutte instrumentalisée, selon elle, pour réduire au silence les associations trop critiques et opprimer les dissidents.
Une manifestation d’enseignants stagiaires a été violemment réprimée le 7 janvier dernier. Ce dimanche 24, plusieurs milliers de personnes ont manifesté à leurs côtés. Comment expliquez-vous d’un côté, la réaction de l’État, et de l’autre, cette forte mobilisation qui a suivi ?
Khadija Ryadi. Cette réaction de l’État est une façon de dire au citoyen que ça ne sert à rien de lutter, de militer, de revendiquer, de s’organiser ; une façon de dire que ce sont des choses qui ne vont causer que de la violence, la répression, et qui ne servent à rien. Déjà, les étudiants de médecine sont arrivés par la lutte, la solidarité et les manifestations à atteindre leurs objectifs et ils ont fait reculer le gouvernement sur le projet qu’ils critiquaient. C’est une victoire et l’État a peur d’une victoire d’autres groupes sociaux qui s’organisent et qui militent. Les jeunes sont convaincus de leur cause, les professeurs stagiaires sont organisés. Pour eux, c’est une lutte essentielle. C’est leur avenir, leur vie. Ils sont prêts à tout donner pour l’annulation de ces deux circulaires. Et il y a une grande solidarité dans la société : les syndicats, les organisations de droits humains. Tout le monde s’est solidarisé et ça les encourage. Ils ne se sentent pas seuls.
Alors que la menace terroriste est omniprésente, craignez-vous une nouvelle vague de détentions et une régression des droits humains similaire à celle de l’après 16 mai 2003 (cinq attaques simultanées à Casablanca avaient fait une quarantaine de victimes) ?
Nous assistons à une régression au niveau des libertés et des droits de l’homme au Maroc et pas seulement dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. La lutte contre le terrorisme est instrumentalisée, puisque il y a un an et demi, le ministre l’intérieur avait déclaré au parlement que les ONG de droits humains entravaient les efforts dans la lutte contre le terrorisme. Il a aussi lié cela [leurs activités] à un agenda extérieur.
Cette lutte contre le terrorisme n’est pas en elle-même source de violation des droits humains, comme on l’a vu en 2003 [au lendemain des attentats du 16 mai, une vague d’arrestations avait eu lieu – ndlr] et depuis. Ce discours de lutte contre le terrorisme est instrumentalisé pour entraver des associations qui ne sont pas tolérées, qui sont un peu trop critiques, dont les rapports ont une influence au niveau international ou qui mettent le doigt sur les lacunes dans les engagements pris par le Maroc.
Non seulement il y a une dégradation des libertés dans le cadre de cette lutte contre le terrorisme comme en Europe, aux États-Unis, partout dans le monde, mais cette lutte est utilisée pour opprimer les dissidents. Depuis le discours du ministre de l’intérieur, l’AMDH n’a plus la possibilité d’avoir accès à une salle publique. On a recensé plus de 150 activités interdites et je le dis aussi au nom du réseau que je coordonne, le Réseau des associations victimes d’interdictions (RAVI), qui s’est constitué suite à cette vague de répression du droit à la réunion. L’AMDH a pourtant déposé plainte contre l’administration et elle a eu gain de cause dans tous les cas où elle a déposé plainte devant le tribunal administratif et dans différentes régions du Maroc. Et pourtant, ça continue.
Des activistes sont jugés dans le cadre de cette dégradation des libertés, notamment l’historien Maati Mounjib et six autres activistes membres d’ONG que les autorités n’arrivent pas à accepter. En février 2015, le siège de l’AMDH a été envahi par une quarantaine de policiers, en infraction totale des procédures en vigueur. Ils ont tabassé la personne qui était sur place. Même pendant les années de plomb, le local de l’AMDH n’a jamais été envahi par la police. On a vu des arrestations, des interdictions de membres du bureau de l’AMDH mais jamais une décision d’envahir le local de l’AMDH.
Quel regard portez-vous sur ce que certains observateurs perçoivent comme un possible début de régression des droits humains en France au lendemain des attentats du 13 novembre à Paris ? Quel parallèle faites-vous entre ce qui se passe ici et là-bas ?
Il y a une vague de dégradation du respect des libertés depuis 2001. Des lois liberticides ont été mises en place aux États-Unis et maintenant il y a l’état d’urgence en France. Des pratiques reviennent : le non-respect des procédures, une utilisation de la force exagérée, l’interdiction de manifestations en France, par exemple. Bien avant les attentats de novembre, une marche pour la Palestine a été interdite. C’est donc une ambiance générale qui, depuis 2001, s’installe de plus en plus. Et la lutte antiterroriste est instrumentalisée parce que je m’interroge sur le fait que ces hommes politiques, qui ont tout ce savoir et cette expérience, ne puissent pas comprendre que la lutte contre le terrorisme n’est pas seulement sécuritaire. Il faut se pencher sur toutes les causes de ce phénomène qui touche beaucoup de pays. Ne peuvent-ils pas comprendre que le fait d’utiliser seulement le sécuritaire ne peut pas mettre fin au terrorisme ?
Les Marocains partis combattre en Syr
ie seraient au moins 1 500. Comment expliquez-vous l’engouement de ces jeunes pour Daech et la progression de cet “esprit Daech” chez certains Marocains qui justifient leurs actions, ou du moins ne s’y opposent pas clairement ?
ie seraient au moins 1 500. Comment expliquez-vous l’engouement de ces jeunes pour Daech et la progression de cet “esprit Daech” chez certains Marocains qui justifient leurs actions, ou du moins ne s’y opposent pas clairement ?
C’est toute une histoire. Peut-être que d’autres pays ont connu ça. Mais dans le Maroc des années 1970 et 1980, il y avait une grande présence des forces progressistes. La gauche était forte, elle avait sa place dans l’échiquier politique, elle avait son influence au sein de la jeunesse. Des organisations fortes existaient, y compris l’Union nationale des étudiants du Maroc (UNEM), les syndicats des élèves, ainsi que d’autres syndicats qui étaient forts et qui formaient des élites progressistes. Tout cela dérangeait le régime. Parmi les moyens qu’il a utilisés pour affaiblir cette opposition de gauche, il y avait non seulement les disparitions forcées, la prison, mais aussi l’utilisation de la droite islamiste et l’encouragement des partis islamistes. L’argent entrait et parvient encore des pays du Golfe pour mettre en place des associations de quartiers, des maisons de jeunes. Le régime a fermé les yeux sur la violence et les crimes que ces courants islamistes ont perpétrés contre les militants de gauche. Des militants ont été tués par les courants islamistes. Il y a eu des meurtres, celui de Omar Benjeloun, de Mohamed Aït Ljid Benaïssa, de Maati Boumli. Tout cela sans compter la modification des ouvrages scolaires et l’annulation de la philosophie à la faculté de lettres pour réduire les espaces où l’esprit critique s’apprend. Dans les programmes de télévision aussi, il y a eu des changements. Un programme idéologique a donc été mis en place pour donner au citoyen cet esprit Daech, extrémiste. On a aussi ouvert les portes des mosquées aux courants extrémistes et à des prêcheurs violents. Les autorités ont encouragé ces gens à utiliser les mosquées pour divulguer des discours extrémistes. Tout cela fait partie d’une politique de l’État pour affaiblir la gauche et nous en vivons les conséquences. Même s’il est vrai que depuis 2003, le Maroc a essayé de changer les choses parce que les attentats ont secoué le Maroc. Par exemple, les écoles ont été ouvertes aux ONG de droits humains afin de véhiculer d’autres valeurs. Mais il n’y a pas eu une révision réelle de cette politique.
Plusieurs cas d’anciens détenus de l’après 16 mai 2003 qui ont rejoint Daech ont été documentés, dans la presse notamment. Parmi eux, certains auraient été victimes de procès inéquitables et de violation de droits humains. Quel rôle cela a-t-il pu jouer dans leur départ pour Daech, d’après vous ?
Il y a un problème au Maroc : c’est le droit à l’information. On ne sait pas réellement ce qui se passe. Les avocats ne sont pas toujours présents lorsque les personnes sont arrêtées. Les journalistes qui font de l’investigation ne sont pas bien accueillis au Maroc. Ils ont des problèmes, leurs journaux connaissent des problèmes. Ils sont réprimés d’une façon ou d’une autre. Je ne peux donc pas donner de chiffres mais parler de dossiers que nous avons suivis en tant que défenseurs des droits de l’homme. Il y a des cas de personnes qui se sont retrouvées en prison suite à des procès inéquitables, ou en tout cas il n’y avait aucune preuve qu’ils faisaient partie de courants violents. Mais lorsqu’ils sont sortis, ils sont devenus violents parce qu’ils ont été encadrés dans les prisons par des personnes qui prêchaient pour la violence. Je ne justifie pas le fait qu’ils soient devenus violents mais j’explique les raisons qui font qu’ils se retrouvent dans des réseaux. Ils sont encadrés, endoctrinés au sein de la prison. Et la prison ne joue pas son rôle de réintégration.
Le Maroc a une image relativement positive à l’étranger, surtout lorsqu’on le compare à ses voisins en difficultés depuis 2011. Quel bilan du « printemps arabe » y dressez-vous ?
C’est vrai que le Maroc a toujours travaillé son image. Et il est prêt à tout pour soigner cette image, y compris avoir des amis dans les instances qui vont davantage la soigner. Les documents du hacker Chris Coleman montrent bien quelles sont les méthodes utilisées par le Maroc pour avoir cette image-là. Il y a aussi cette comparaison avec les autres pays de la région.
Les indicateurs au niveau de la région montrent que beaucoup de pays sont mieux classés, notamment la Mauritanie, pour la liberté d’expression. Il y a aussi les indicateurs de droits des femmes annoncés par le Sommet économique mondial où le Maroc est classé parmi les dix derniers pays qui offrent l’égalité des chances entre les hommes et les femmes. Pour le développement humain, le Maroc est 126e. Donc cette image qu’il soigne et qu’il essaie de montrer comme étant bonne, les indicateurs ne la reflètent pas. Avec cette vague de répression contre les défenseurs de droits humains lancée ces derniers mois, les rapports des ONG internationales ont beaucoup changé. Le Réseau euro-méditerranéen des droits de l’homme, la FIDH, Amnesty International dans son rapport sur la torture en 2015, Human Rights Watch, ont émis des rapports très critiques sur le Maroc. Maintenant, même les ONG internationales ont des problèmes avec le Maroc. Deux enquêteurs d’Amnesty International ont été expulsés. Human Rights Watch n’est plus acceptée. La représentante de la Fondation Friedrich Naumann a été forcée de quitter le Maroc. Les ONG internationales ont du mal à travailler au Maroc. Même s’ils soignent cette image, ça ne peut pas durer. Et les pays européens défendent leurs intérêts et ferment les yeux sur ces violations. Ils savent que tout cela est une fausse image mais ils continuent à ne pas faire pression sur le Maroc parce qu’ils ont des intérêts communs. Ils ferment aussi les yeux sur la répression des migrants parce que ça les arrange. Ils ont besoin des services du Maroc dans la lutte antiterroriste. Ils ferment les yeux sur les abus des autorités parce qu’ils en profitent.
La transition démocratique fait-elle partie du passé ?
Même ceux qui ont toujours parlé de la transition sont de plus en plus convaincus qu’il n’y en a pas eu. On parle de démocratisation du Maroc depuis les années 1970. Les indicateurs, comme je le disais précédemment, montrent qu’il n’y a pas de démocratie, que l’on travaille plus sur l’image. Il y a beaucoup de discours mais au niveau de l’impact des mesures prises et des politiques pour les libertés et les droits humains, la réalité montre que nous sommes loin d’une démocratie et loin d’une volonté politique pour mettre en place les bases d’un État de droit. Même dans la nouvelle Constitution, qui a été saluée partout, il n’y a aucune base pour un véritable État de droit. La base de la démocratie, c’est la séparation des pouvoirs. Elle n’est pas acquise au niveau de la Constitution. La monarchie continue à être omniprésente. Le roi préside un ensemble d’institutions exécutives, législatives, religieuses, sécuritaires. On a attendu que le rapport de forces soit de nouveau en faveur des autorités pour sortir les lois organiques et on est en train de sortir des lois qui sont en contradiction avec la Constitution. Par exemple, le droit de l’information est une chose acquise dans la Constitution (article 27), mais on ne voit pas la concrétisation de ce droit au niveau des lois puisqu’il le projet de loi en cours de
préparation contient énormément de conditions pour avoir accès à l’information. Une association qui forme des journalistes d’investigation a d’ailleurs des problèmes avec les autorités. On ne veut donc pas de journalisme qui permette au citoyen d’avoir accès à l’information.
préparation contient énormément de conditions pour avoir accès à l’information. Une association qui forme des journalistes d’investigation a d’ailleurs des problèmes avec les autorités. On ne veut donc pas de journalisme qui permette au citoyen d’avoir accès à l’information.
Vous militez depuis maintenant vingt-cinq ans. Vous avez reçu le prix des Nations unies pour les droits de l’homme, une véritable consécration. Mais au Maroc, vous avez subi la diffamation, la violence parfois, lors de manifestations. Avez-vous parfois envie de laisser tomber ?
Non, ça jamais ! Tout d’abord, il faut dire qu’être victime de diffamation, c’est une nouvelle forme de répression dont je ne suis pas la seule victime. Un ensemble d’activistes en sont victimes. Il y a des organes de presse qui ne travaillent que sur ça. Ils sont spécialisés dans ce genre d’articles. Tout le monde les connaît. Je ne laisserai jamais tomber. C’est un devoir de militer pour les libertés dans son pays. C’est un devoir de citoyen.
Que pensez-vous avoir accompli en tant que militante ?
Je crois que l’on n’est jamais satisfait de ce que l’on fait quand on est militant. On pense toujours qu’on aurait pu faire mieux, qu’on devait faire encore plus. Mais je crois que le fait d’avoir contribué en tant que militante et présidente avec tous les militants à bâtir une ONG comme celle-là, c’est très valorisant. On sent qu’on a fait quelque chose pour notre pays. Un journaliste avait dit : « Comment peut-on imaginer le Maroc sans l’AMDH ? » Ce n’est pas pour dire que c’est la seule ONG qui milite au Maroc. Mais l’avoir bâtie et surtout avoir contribué à encourager les jeunes à militer dans une conjoncture où la jeunesse est très loin de l’action politique, l’action organisée, et voir cette jeunesse à l’avant-garde du Mouvement 20-Février… On est fiers de ce travail.
Source : https://www.mediapart.fr