La France comme au temps des colonies

La grave polémique qui agite depuis quelques semaines le landernau politique algéro-français n’a pas fini d’enfler que déjà une autre s’installe entre Alger et Rabat.
Si la première est complètement inattendue dans la mesure où elle intervient dans l’année au cours de laquelle doit être signé un important traité d’amitié entre les deux pays, la seconde est par contre tout à fait compréhensible dans un contexte marqué par une animosité marocaine qui tend à prendre des proportions tout à fait inédites vis-à-vis de l’Algérie.
Seulement, à bien y regarder, il paraît quelque peu étonnant que les deux polémiques aient été quasiment déclenchées au même moment par des attaques frontales sans que cela n’ait fait l’objet d’une concertation entre les deux Etats ou, en tout cas, n’ait obéit à des stratégies anti-algériennes complémentaires. Dans les deux cas, nous avons en effet affaire à un problème lié à la colonisation, puis à la décolonisation. Il est question de sa nature pour le premier et il s’agit de ses incidences sur le tracé des frontières pour le second. Mais en tout cas, nous sommes face à un révisionnisme propice à toutes les remises en cause, dont celle qui pose le plus de problèmes entre le Maroc et l’Algérie. Tant il faut s’attendre, à ce rythme-là, que la France vienne au secours des thèses du palais royal en revenant sur le principe de l’intangibilité des frontières héritées de l’ère coloniale et en mettant l’Algérie en demeure de se conformer à une cartographie qui arrange totalement son turbulent voisin.
Une histoire qui a ses hauts et ses bas
En revendiquant le Sahara occidental comme étant un de ses démembrements, le Maroc entre en effet dans une logique historique et politique qui l’amènera inévitablement – et qui amène déjà une partie de sa classe politique – à exiger la “restitution” d’une grande partie du Sud algérien. Pour la bonne raison que cette revendication s’appuie alors sur des réalités qui ne sont plus celles du XXe siècle, mais plutôt celles du XVIIe siècle où aucun des Etats du Maghreb n’était constitué au sens moderne du terme, pas plus d’ailleurs que la quasi-totalité des Etats de la planète. Puisque la notion même d’Etat-Nation ne commencera à être mise en œuvre qu’à travers les guerres qui émaillèrent les XVIIIe et XIXe siècle jusqu’à la Première Guerre mondiale en ce qui concerne le tracé des frontières entre l’Allemagne et la France et la Seconde Guerre mondiale au cours de laquelle l’Allemagne chercha à étendre son empire jusqu’à Moscou à l’est et jusqu’à Dunkerque à l’ouest. La France, quant à elle, pour rappeler certains faits historiques significatifs, perdra puis gagnera successivement l’Alsace et la Lorraine dans un long et sanglant bras de fer avec l’Allemagne. Ce problème, d’ailleurs toujours vivace, incitera à ce propos les deux pays à aller vers une Union européenne considérée comme le seul et unique moyen de régler en profondeur un problème de tracé des frontières autrement plus important que celui qui concerne les régions sahariennes jouxtant l’Algérie et le Maroc, puisqu’en l’occurrence, les populations d’Alsace et de Lorraine parlent toutes allemand mais sont considérées, jusqu’à aujourd’hui, comme françaises. Cela étant, le différend entre les deux pays, pour ne prendre que cet exemple-là, a été réglé sur la base des tracés établis au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et qui décident que ces questions ne sont plus susceptibles d’être à nouveau posées sous peine d’entraîner l’Europe dans des conflits sans fin.
Alors, de là à ce que le Maroc puisse évoquer des frontières qui n’ont jamais été conçues, au sens moderne du terme, au moins jusqu’à la moitié du XIXe siècle, il y a évidemment un abus de langage qui s’écarte délibérément de la réalité historique de cette période qui ne pouvait raisonnablement pas être en avance sur ce qui se passait en Europe. L’Etat marocain des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles étant plus le fruit de la mythologie élaborée par la monarchie chérifienne qu’une réalité politique stable. Car même si les souverains chérifiens ont réussi à obtenir l’allégeance de quelques tribus, généralement nomades, déambulant autour du noyau central constitué de Fès, Meknes et Rabat, il serait présomptueux de parler d’un véritable Etat marocain au sens moderne du terme. De même qu’il serait présomptueux d’évoquer un Etat algérien ou un Etat tunisien ou encore libyen avec les critères d’appréciation actuels. L’émir Abdelkader Ibn Mahieddine ayant lui-même reçu l’allégeance de tribus évoluant en territoires marocain, libyen et tunisien sans pour autant que l’Algérie ne songe aujourd’hui à revendiquer les portions de territoire sur lesquelles elles nomadisaient à l’époque.
C’est dire qu’en suivant à la lettre le principe de l’intangibilité des frontières héritées du colonialisme, notre pays ne fait que suivre la voix de la raison. Tant les fragiles équilibres macro-politiques obtenus et difficilement sauvegardés au lendemain des indépendances risquent d’être gravement bousculés au cas où les Etats de la région commencent à les triturer au cas par cas.
Cela dit, il est possible d’expliquer en partie la frustration du régime marocain qui se sent lésé de ne pas avoir bénéficié d’apports territoriaux plus importants, mais sans pour autant que cela ne justifie son hostilité par rapport à l’Algérie. Sachant que la partie qui s’est jouée durant la colonisation, et plus particulièrement vers sa fin, consistait pour la France à se défaire de la Tunisie et du Maroc qui commençaient à manifester, dès les années quarante, de fortes tendances indépendantistes, mais ne possédaient pas de grandes richesses naturelles, tout en veillant à concentrer toutes ses forces sur l’Algérie qu’elle entendait garder envers et contre tout. Il est naturel que ce calcul ait amené les stratèges français à dessiner l’Afrique du Nord en fonction de cet objectif essentiel qui consistait à laisser en Algérie les plus grands espaces et les plus grandes richesses. Mais l’Algérie a-t-elle vraiment gagné plus que ses voisins à ce découpage puisqu’il lui a coûté une guerre d’indépendance de huit longues années et le sacrifice de plus d’un million et demi de ses meilleurs fils ?
Aussi est-il tout à fait indécent que les Marocains viennent après cela demander la restitution de territoires qui nous ont coûté aussi cher et qu’ils ont soigneusement évité de revendiquer auprès de la puissance colonisatrice, se contentant d’accepter une indépendance qui leur a tout de même valu bien peu de sacrifices en regard de ce qu’a dû payer l’Algérie pour sa liberté. Les chefs de la guerre d’indépendance ayant trouvé bien peu d’écoute auprès du roi Hassan II et auprès de Habib Bourguiba lorsqu’il s’est agit de mettre sur pied la fameuse wilaya VI et de la doter en hommes et en armes pour l’arracher aux griffes de l’armée française. Les combattants algériens ont dû alors se débrouiller seuls pour faire face à l’ennemi et l’obliger à abandonner les premiers puits de pétrole déjà pleins de promesses. Nous nous souvenons en effet que les négociations d’Evian achopperont principalement sur la question du Sahara, que les Français essayèrent par tous les moyens pendant près de huit mois de négociations et à travers des combats acharnés de garder sous leur contrôle sans jamais y parvenir. Comment imaginer un seul instant que les Algériens qui ont libéré le Sahara les armes à la main aillent ensuite en faire cadeau à un pays voisin qui, lui, s’est prudemment gardé de le revendiquer auprès de la France de crainte d’avoir à subir ses foudres politiques et militaires ? Et c’est d’ailleurs les armes à la main que les Algériens ont encore défendu ces territoires face à une agression marocaine de grande envergure entreprise face à un jeune Etat pas encore remis de ses traumatismes et de ses pertes face à l’armée française.
Le coucou marocain
C’est le même principe mesquin et malhonnête qui sera mis en œuvre quelques années plus tard par les autorités marocaines pour exiger à nouveau l’annexion d’un autre territoire, lâché par la colonisation espagnole cette fois. Le Sahara occidental, qui n’a jamais été revendiqué par le Maroc auprès de l’Espagne de longs siècles durant, deviendra subitement marocain à partir du seul moment où il n’y aura plus aucun risque à le prendre. Car il faut savoir que la libération du Sahara occidental a été obtenue en grande partie grâce à l’action du Front Polisario créé le 10 mai 1973 et que ce mouvement de libération nationale ne représentait en aucune façon le Maroc, mais tout simplement les populations sahraouies excédées par une colonisation anachronique qui perdurait jusqu’au milieu du XXe siècle.
Procédant selon la tactique propre au coucou qui va toujours cacher ses œufs dans les nids construits par les autres oiseaux, le régime marocain se garde de s’attirer le moindre ennui avec les puissances coloniales, se contentant de tirer les marrons du feu après que d’autres eurent pris leurs responsabilités. Cela est si vrai que les rares mouvements de résistance marocains contre l’occupant, qu’il soit français ou espagnol, n’ont jamais été le fait de la monarchie mais ceux de résistants généralement opposés à elle. Comme ce fut le cas pour Abdelkrim El-Khettabi qui tenta de créer, à travers une guerre qui dura de 1917 à 1926, un Etat berbère dans le Rif qui rallia à lui tous les nationalistes du Maghreb, algériens compris. Tout comme le combat de l’Emir Abdelkader contre la France bénéficia de son soutien actif.
Aussi est-il absolument scandaleux que le palais royal marocain ose une fois encore, à partir de 1975, aller occuper un territoire qui venait d’être libéré par d’autres, exactement comme il le fit en 1963 pour le Sud algérien. Aussi est-il encore plus étonnant que la France prenne la défense d’un pareil Etat qui s’inscrit aussi ouvertement contre toute logique historique et qui tente de se justifier par des arguments qui sont non seulement complètement inconsistants d’un point de vue scientifique, mais de plus expriment une vision impérialiste et expansionniste extrêmement dangereuse pour les équilibres géostratégiques difficilement obtenus dans la région après la fin de la colonisation. La France connaissant parfaitement les risques encourus en pareil cas, elle qui a dû mener deux guerres mondiales particulièrement horribles pour des questions territoriales similaires et qui sait parfaitement en quoi la position marocaine est injuste et dangereuse. Une position qui s’inscrit en réalité dans le cadre de sa politique colonialiste qui consiste à se ménager les meilleurs territoires dans les pays qu’elle tient sous son contrôle. Et il est évident qu’ayant perdu l’Algérie d’un point de vue physique d’abord et politique ensuite, elle a nettement plus à gagner avec un royaume du Maroc qui se met si aimablement à son entière disposition et qui se proclame comme son fidèle vassal dans toutes les grandes et petites affaires du monde. Le soutenir alors dans sa revendication inique de s’approprier le Sahara occidental en dépit du bon sens et au mépris de toute légalité internationale n’est pas qu’un simple signe d’amitié ou de condescendance à l’égard d’un obligé, c’est également l’expression d’un réel appétit colonial pour une région riche en ressources naturelles de toutes sortes. Au point qu’il faille se demander si la démarche marocaine est vraiment marocaine ou si elle n’est pas inspirée par une France désireuse de faire un pied de nez en même temps à l’Algérie, à l’Espagne et à l’Amérique pour rester encore maîtresse du jeu en Afrique du Nord. Un calcul d’autant plus plausible que le soudain réveil du chauvinisme national français ne trouve aucune autre explication dans un climat jusque-là apaisé, pour ne pas dire cordial, entre Paris et Alger. Le seul grand point d’interrogation étant la raison de ce soudain revirement, au lendemain d’une élection présidentielle de 2004 qui avait consacré le principe de la signature d’un traité d’amitié entre la France et l’Algérie, comme si des engagements avaient été pris par l’une des parties au processus qui n’ont pas été tenus. Ce qui expliquerait en tout cas l’écartement de Abdelaziz Belkhadem du poste stratégique de ministre des Affaires étrangères et son remplacement par Ahmed Bédjaoui, qui n’est pas spécialement connu pour être hostile à Paris.
Abderrahmane Mahmoudi

Les Débats, 22-28 juin 2005

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