Nous n’avons nul besoin d’un témoignage, ou d’un certificat américain pour prendre conscience que notre justice est souffrante et que la magistrature est brinquebalante. Ce que nous ignorions, en revanche, c’est que les tares de notre justice serviraient un jour à contester l’ensemble des jugements rendus par nos juges contre des étrangers.
De fait, les manquements de notre justice deviendront une passerelle vers l’impunité, et cette justice prend l’allure d’un taxi limité par le panneau « 40 », qui empêche de sortir d’un territoire convenu et de ne pouvoir se mouvoir que dans ses limites préétablies.
Cette histoire qui nous vient du Texas est vraiment douloureuse ; elle ferait honte, et fait honte, à tout Marocain qui en prendrait connaissance. Que dit cette histoire ?
Voici quelques jours, la Cour suprême du Texas a rendu un jugement dans lequel elle affirme que la justice en notre pays ne dispose pas des conditions d’équité, de neutralité, d’indépendance et d’autonomie par rapport à toute influence, quelle qu’elle soit, et d’instructions d’où qu’elles viennent. Et donc, de fait, la Cour suprême américaine a rejeté le jugement émis par un tribunal de commerce marocain qui avait condamné le milliardaire texan John Paul DeJoria, patron de Skidmore Energy, à payer une amende de 123 millions de dollars au profit de ses associés marocains qui l’accusaient d’escroquerie et de tromperie pour leur avoir présenté une fausse comptabilité de sa société et de fausses déclarations sur son capital social. Tout ceci se passait dans le cadre de la célèbre affaire Talsint au début des années 2000.
Les avocats du Texan sont des gens intelligents. Ils n’ont pas contesté le jugement en lui-même de l’affaire par les tribunaux marocains, pas plus qu’ils n’ont récusé le principe de l’amende infligée à l’investisseur américain. Non, ils ont préféré s’attaquer à l’édifice judiciaire dans son ensemble, mettant en cause l’intégrité et l’indépendance du système judiciaire marocain. Ils ont mis à profit les très nombreuses tares pour remettre en cause une justice que tout le monde sait faible et malade, très malade même, nécessitant une intervention lourde, d’urgence… Les plaideurs texans ont exploité la présence d’un prince marocain parmi les plaignants, puis ont développé trois arguments pour contester le jugement émis.
1/ Le rapport de l’Agence américaine de coopération internationale, auquel a été joint le rapport annuel du département d’Etat américain de 2010, deux documents qui affirmaient explicitement que la justice marocaine est fort dépendante du pouvoir et soumise à ses instructions et pressions. Ils ont dit que la justice au Maroc est gangrénée par la corruption. Les rapports américains, selon les attendus du jugement, ont précisé en outre que ces pressions et corruption orientaient fortement le sens des décisions judiciaires, et ils ont cité également les modes et méthodes de désignation et de promotion des magistrats en notre pays, qui font que ces juges se soumettent aux différentes influences, tellement puissantes qu’elles ne leur laissent aucune possibilité de juger en leurs âmes et consciences.
2/ Les propos tenus par l’ex-ministre des Affaires étrangères Taïeb Fassi Fihri au Brooking Institute, à Washington en 2011. Ecoutons l’ancien ministre s’exprimer devant cet aréopage de gens d’influence américains : « L’indépendance de la justice n’est pas encore une réalité au Maroc, et il arrive que par moments des contacts aient lieu entre le ministère de la Justice et certains juges ».
Le témoignage sur la non-indépendance de la justice est rude car il vient de l’intérieur même du système.Au moment même où il disait ce qu’il a dit, Taïeb Fassi Fihri mesurait-il la portée de ses mots prononcés devant des Américains ; était-il inconscient de la gravité de ce qu’il leur disait ? Cet aveu, même s’il était vrai, n’empêche en rien qu’un ministre des Affaires étrangères ne doit en aucun cas révéler des vérités internes, à l’étranger… Prenez n’importe quel juge américain et faites-lui écouter cette cruelle affirmation de la non indépendance de la justice… Que pensez-vous qu’il fera ? Et bien il la croira. Et c’est ce qu’ont fait les juges de la Cour Suprême du Texas.
3/ Les avocats de DeJoria ont enfin présenté une pétition signée le 6 octobre 2012 par des centaines de juges marocains, mise en ligne sur le site du Club des Magistrats, dans laquelle les juges réclamaient leur indépendance par rapport au pouvoir exécutif. Ecoutons ces « satanés » avocats : « Ceci est une profession de foi émanant du tiers du corps de la magistrature marocaine, dénonçant leur système judiciaire ; ce document nous fait grâce de tout commentaire quant aux défaillances de cette justice qui a rendu un jugement contre un citoyen américain auquel la loi de son pays permet de contester tel jugement émis par une justice qui ne bénéficie pas de toutes les garanties d’indépendance et d’équité »…
Et ainsi donc, sans même entrer dans le fonds de cette affaire, les juges de la Cour Suprême de l’Etat du Texas ont invalidé le jugement rendu contre le milliardaire américain, bien que tout prouve que, effectivement, cet homme s’était rendu coupable d’escroquerie au détriment de tout un pays, lui vendant la fable du « pétrole de Talsint »… Souvenons-nous, les Marocains avaient d’ores et déjà commencé à réfléchir sur les meilleures manières de distribuer cette rente, avant qu’ils ne découvrissent la réalité, brute, brutale, abrupte et frontale… Mais comme leur justice, aux Marocains, est bien défaillante, ni indépendante, ni professionnelle, ni structurée, alors les Américains ont préféré jugé nos juges et les associés marocains…
Ce jugement texan constituera un précédent, et servira de jurisprudence à d’autres juges, dans d’autres pays, pour d’autres affaires, pour récuser les avis de la justice marocaine contre des étrangers, que ceux-ci aient raison ou non… C’est là un prix supplémentaire à payer pour les retards pris dans le processus de réforme de la justice, en plus du lourd tribut payé chaque jour par les populations marocaines.
Akhbar Alyoum