Il ne se passe pas un tour de lune complet, en Algérie, sans qu’une information ne vienne de quelque média annoncer la découverte d’une importante quantité de cannabis, en dizaines de quintaux, quelque part, à un endroit du territoire national, généralement dans l’ouest du pays.
Par Nadir Bacha
Un type d’évènement, en vérité, qui a depuis longtemps cessé de consterner le citoyen, tellement les promesses faites contre l’importation clandestine de ce produit néfaste sont de la même teneur en probité que l’effort qui se réalise pour la maîtrise des ordures ménagères, donnant le tournis aux gestionnaires des communes.
En l’espace d’un peu plus d’une génération, dans lequel la population a globalement doublé, ce fléau, du point de vue de la consommation, a atteint les proportions les plus inquiétantes, surtout au sein des groupes juvéniles, voire infantiles. Lorsque la presse étalait en grosses manchettes l’arrestation de quelque bande de malfaiteurs, en leur possession une quantité de cent kg de kif traité, par exemple, la conscience nationale était à l’horripilation. Et on en faisait à la maison, au bureau, au café ou dans la salle d’attente le sujet de discussion de la semaine. Aujourd’hui, les autorités mettent la main sur des volumes faramineux, capables de ravitailler les besoins de plusieurs wilayas pour l’année, mais c’est à peine si les journaux et les canaux audiovisuels en parlent en tant que nouvelle dans le vrac des affaires de dilapidation de deniers publics, de forfaiture, de corruption à tous les niveaux ou de bataille rangée de leadership au sein d’un grand parti.
La question, si elle est grave du point de vue de la consommation, pouvant participer pour une bonne part à l’effilochement du présent de la jeunesse, en la maintenant dans une condition d’addiction, par rapport au souci de ses projets de devenir, elle n’en demeure pas moins possible à résorber tant que la source de son malheur vient de l’extérieur des périmètres nationaux. En l’occurrence les plantations de chanvre indien (le cannabis ou le kif à l’état naturel de la plante) sur les flancs du massif rifain.
On se souvient à la fin des années quatre-vingt d’une mission internationale de grande envergure de l’Office de Nations unies contre la drogue et le crime (UNUDC) formée d’éminents spécialistes et experts en criminalistique en relation avec les affaires de la culture du chanvre indien, en amont et en aval, qui s’est penchée sur cette question concernant la production de ce produit au Rif, dans sa partie septentrionale principalement ; elle avait passé en revue des rapports d’experts, envoyé des scientifiques observer, discuter avec les responsables locaux, les sujets résidant sur les étendues considérées, y compris avec les étrangers impliqués dans le circuit de cette culture, durant presque deux ans. En conséquence de quoi, les débats avaient abouti à un accord avec le gouvernement chérifien en vue de procéder à la reconversion de l’activité agreste sur la plante incriminée, prohibée et néfaste vers le chanvre « neutre » à vocation textile et industrielle, en mesure d’ouvrir sur des activités manufacturières assez rentables et créatrices d’emploi grâce à sa fibre et à sa graine pour le cordage, le tissage, le papier, la construction et la rénovation de bâtiment, les huiles, la farine, la boisson ou l’alimentation du bétail. Des séances d’explication et de motivation avaient été aussi initiées et mises à profit à proximité des villes et des grands villages attenant aux sites de production – aux alentours des quatre villes historiques de Larache, Chafchaoune, Ketama et Taounate.
Les autorités marocaines, selon ce méritoire programme de reconversion, devaient aider les cultivateurs désirant se recycler en amortissant le prix des engrais et des plants et en facilitant la disponibilité de l’eau et du matériel ; nous avons dit que cela se passait vers les années fastes du discours sur le Maghreb uni, après le sommet de Zeralda – la production annuelle marocaine à cette époque, selon les bureaux spécialisés, était de l’ordre de quelque 3 000 tonnes de kif traité. Mais, une fois les équipes de l’UNUDC parties des chantiers de travail et quitté le territoire marocain, des mises en scène d’intéressement ont été dessinées autour des fermages de notables proches de la famille royale ou du makhzen alors que le quintal d’engrais flambait à plus de 6 000 dirhams la tonne et l’eau à quatre fois le prix de l’Office national. Pratiquement non accessible aux bourses agrestes maigres, attirées par l’offre pour la transformation culturale au licite.
Cette tentative proposée par les services internationaux a non seulement échoué mais, a contrario, la production de cannabis a plus que triplé en moins d’une décennie. Et la réouverture des frontières avec l’Algérie a concouru à la ferme détermination de faire acheminer le gros de la production vers ce pays. Il faut ajouter pour rappel que, pendant un certain temps, jusqu’au milieu des années soixante-dix, le cannabis marocain passait allègrement vers l’Espagne, puis vers la France et le Royaume-Uni, mais depuis que les autorités sécuritaires de Paris et de Madrid ont prouvé que la contestation armée basque, dans ces deux pays du Sud-ouest de l’Europe, a fait jonction avec le gros trafic de drogue, un véritable rideau de fer a été dressé contre l’avancée du kif par les voies ibériques et hexagonales. Il tombait donc comme une aubaine, une providence sur un plateau d’or, « la libre circulation par la frontière algéro-marocaine pour que les peuples frères réapprennent à se connaître et à s’aimer ! » dans le cadre de très forts et lointains liens de l’histoire et de la culture et dans la logique des meilleures relations dans la bienséance de l’union régionale.
D’année en année, même après la fermeture de la frontière suite à l’attentat dans un hôtel, à Marrakech, en août 94, prêté par le makhzen aux services de renseignement algériens, pour tenter de prouver à l’opinion internationale que l’Algérie cherchait à internationaliser le problème islamiste alors qu’il était patent au Maroc et prêt à éclater, le cheminement de la marchandise rifaine n’a cessé d’assaillir le territoire algérien avec une facilité déconcertante, surtout depuis l’avènement du troisième millénaire et l’embellie financière algérienne, permettant l’opulence dans les importations tous azimuts, aptes à trouver des dérivations vers le marché chérifien en même temps que le pétrole, sillonnant la frontière en camions-citernes. « Pour l’amour de Dieu, nous leur donnerons le pétrole qu’ils veulent, les produits subventionnés dont ils ont besoin, nous les aiderons à reconvertir la culture du kif, mais qu’ils cessent de nous envoyer leur poison pour tuer à petit feu nos enfants ! » dit, la gorge serrée, un ancien officier de gendarmerie à la retraite, qui a longtemps travaillé à la frontière avec le Maroc – pourtant, d’aucuns n’ignorent pas qu’il suffit que l’Algérie, forte de sa manne financière et de ses élites en réalisation et management agraire, décide de mettre le paquet pour le travail de la terre et l’élevage, en moins d’une décennie, le Maroc aura de gros problèmes à placer ses produits agropastoraux sur le marché mondial, source fondamentale de ses revenus, et il en va de même pour l’hôtellerie et le tourisme.
« Ces voisins-là doivent normalement se satisfaire de ces volets dans lesquels nous ne leur faisons pas concurrence et dont ils sont, avec les Tunisiens, les seuls à en profiter; ce n’est pas la mère à boire, nous avons la terre, l’argent, les gens qui savent et qui aiment le faire, et le temps qu’il faudra lorsque nous nous nous y mettrons, et il viendra le jour où ils ne trouveront pas un légume ou un fruit intéressant à vendre à l’étranger ; ils nous croient incapables qu’ils deviennent arrogants, avec la complicité d’Algériens qui s’en fichent de la santé de nos enfants, au point de nous envahir avec leurs plants empoisonnés ! » s’insurge, pour sa part, un officier de police spécialisé dans la traque de réseaux de narco-trafiquants.
Quoi qu’il en soit, et selon la rationalité qui délimite et série les responsabilités, la solution de l’envahissement de notre territoire par le cannabis marocain – quand bien même une bonne partie se déplace à l’étranger pour y être écoulée en devises fortes – relève du bon vouloir de nos dirigeants. Et il faudrait qu’il soit résolu ; ce produit doit être considéré comme un ennemi qui pénètre nos frontières. Un ennemi dangereux qui enrichit des individus et des groupes sans foi ni loi et qui hypothèque le devenir des générations à venir, en ne leur donnant pas de chance d’espérer pour leur progéniture.
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