Cherif Driss : Il faut inscrire les relations entre les deux pays dans le temps long. Ce malentendu existe depuis l’indépendance de l’Algérie et son évolution n’a pas été linéaire, mais en dents de scie, à cause notamment de la question du Sahara occidental. La position algérienne par rapport au Sahara occidental, maintes fois réitérée, s’inscrit dans le cadre du droit international et du principe du droit des peuples à l’autodétermination. Il s’agit pour elle d’une question de décolonisation. Or, le Maroc ne le voit pas de cet angle-là. Il considère que le Sahara occidental fait partie de son territoire et fait une lecture juridique propre à une certaine conception marocaine. Maintenant, il y a une évolution à l’échelle régionale. Des changements politiques ont eu lieu notamment en Tunisie et en Lybie. Le Maroc essaie de se positionner par rapport à ces changements. Il tente de mettre l’Algérie dos au mur, en poussant les nouvelles autorités en place à adopter une position proche de celle du Maroc et isoler davantage l’Algérie sur cette question. Un isolement suite auquel l’Algérie se verra obligée à la fois d’abandonner la question du Sahara occidental et de se montrer très souple en optant pour le plan d’autonomie proposé par le Maroc, mais aussi de rouvrir les frontières. Pour ce dernier point, il y a un aspect endogène propre à la situation au Maroc. Il insiste sur cette question, car il y a une plus-value économique à gagner. La conception de l’Algérie, elle, est plus globale. C’est-à-dire que si ouverture des frontières il y a, il faut que cela se fasse dans une conception plus globale des rapports entre les deux pays. L’Algérie a toujours essayé de ne pas lier les rapports bilatéraux à la question du Sahara occidental.
Justement, le Maroc vient d’accuser l’Algérie de vouloir faire de ce dossier une condition à la réouverture des frontières…
La stratégie marocaine dans la gestion de la question occidentale consiste en la formule suivante : « bilatéraliser » le problème avec l’Algérie. C’est-à-dire sortir la question de son cadre international onusien et l’inscrire dans un cadre bilatéral. Autrement dit, faire croire que l’Algérie est partie prenante, qu’il s’agit d’un problème algéro-marocain et que la solution au problème ne peut donc avoir lieu qu’avec l’implication de l’Algérie. Or, l’Algérie ne s’inscrit pas dans cette démarche. Sa démarche est claire : c’est une question d’autodétermination dans le cadre onusien, il faut donc s’en tenir à ce qui est décidé par l’ONU. Alors que le Maroc insiste sur une solution politique, l’Algérie, elle, s’en tient à une solution juridique et légale. Elle s’engage donc à respecter le choix, quel qu’il soit, du peuple sahraoui en cas de référendum. Dans le même sillage, le Maroc tente de corréler la question sahraouie à l’ouverture des frontières. Or, ce sont deux dossiers différents.
Les relations bilatérales pourraient-elles évoluer positivement avant le règlement de la question sahraouie ?
Si les Marocains acceptent que cette question soit réglée dans un cadre onusien et non pas bilatéral, les relations pourraient évoluer en dehors du cadre du Sahara occidental. Tant que les Marocains persistent à « bilatéraliser » la question entre eux et les Algériens, il n’y aura pas de changement dans les rapports entre les deux pays. Le problème ne réside pas dans la question du Sahara, mais dans la perception du problème par les deux parties.
Cela voudrait-il dire que l’ouverture des frontières n’est pas pour bientôt, même en cas de conditions « favorables », pour reprendre certaines déclarations ?
Conditions favorables pour qui ? Tout dépend du point de vue duquel on se place. Elles peuvent l’être pour le Maroc, mais pas pour l’Algérie. Il faut également s’entendre sur la nature de ces conditions. Si pour le Maroc, l’Algérie doit lever la main sur la question sahraouie, ce n’est pas la démarche de l’Algérie pour qui cette question ne relève pas d’elle, mais de l’ONU. Si on ouvre les frontières maintenant, dans un contexte régional marqué par des changements, disons qu’on va relancer l’Union du Maghreb arabe, mais les dynamiques d’intégration régionale et de relations bilatérales ne sont pas des actions de philanthropie. Il faut toujours qu’il y ait un bénéfice à tirer de part et d’autre. Quel serait le manque à gagner pour l’Algérie si cette dernière concède aux exigences des Marocains en vue de l’ouverture des frontières ? Je pense que l’Algérie se montre réticente parce qu’il ne s’agit pas d’une question à pendre à la légère. Aussi, ce sont les Marocains qui ont été à l’origine de la fermeture des frontières après les évènements du 26 août 1994 – l’attentat de l’hôtel Atlas Asni à Marrakech – et la décision du Maroc d’imposer des visas impliquant une mesure de réciprocité de la part de l’Algérie. Donc, en termes de conditions, je ne crois pas qu’il y ait une adéquation et une même perception des choses. Les conditions peuvent être réunies pour le Maroc, mais rien ne dit que pour l’Algérie ce sont les conditions à réunir pour aller vers la normalité.
Presque unanimement, les spécialistes pensent que l’ouverture des frontières profitera plus au Maroc. L’Algérie devra-t-elle réfléchir à tourner une éventuelle ouverture en sa faveur ?
Il faut savoir que quand on procède à l’ouverture des frontières, cela pourrait avoir des implications pas seulement économiques, mais aussi culturelles, politiques, sociales… De ce fait, si une telle mesure devait avoir lieu, il faut qu’elle soit bénéfique pour l’Algérie. Je ne saurais vous dire de quelle manière l’Algérie devrait procéder pour la rendre bénéfique, mais je crois que si les Marocains insistent pour l’ouverture, c’est parce qu’ils savent bien qu’ils seront les plus grands gagnants, ne serait-ce que sur les plans touristique et économique. Nous savons que les régions marocaines frontalières sont très pauvres et vivent de la contrebande de la marchandise algérienne, notamment les carburants et les produits alimentaires de première nécessité, qui sont des produits s
ubventionnés, ce qui porte préjudice à l’économie algérienne. Rien ne dit que ce préjudice ne diminuera. Au contraire, il risque d’augmenter. Le manque à gagner pour l’Algérie pourrait être encore plus important même. Ajoutez à cela, la contrebande de drogues. A mon avis, une ouverture des frontières dans les conditions actuelles risque d’accroitre la vulnérabilité de l’Algérie, notamment en matière de sécurité sur le côté Ouest. Mais cela reste une hypothèse.
ubventionnés, ce qui porte préjudice à l’économie algérienne. Rien ne dit que ce préjudice ne diminuera. Au contraire, il risque d’augmenter. Le manque à gagner pour l’Algérie pourrait être encore plus important même. Ajoutez à cela, la contrebande de drogues. A mon avis, une ouverture des frontières dans les conditions actuelles risque d’accroitre la vulnérabilité de l’Algérie, notamment en matière de sécurité sur le côté Ouest. Mais cela reste une hypothèse.
Quid de l’UMA dans tout cela ? Elle semble en stand-by. Que faire pour la redynamiser ?
Premièrement, dans tout processus d’intégration régionale, il y a deux pôles ou ce qu’on appelle des locomotives. En Europe, c’est le couple franco-allemand. En Amérique du Sud, pour le marché du sucre, c’est le couple argentino-brésilien. Au Maghreb, c’est le couple algéro-marocain, qu’on le veuille ou non. Tous les spécialistes s’accordent à dire que s’il n’y a pas ce dynamisme dans les relations bilatérales, l’UMA restera en stand-by. Deuxièmement, un processus d’intégration régionale est ce qu’on appelle une entreprise, il y a des coûts et des profits. Prenons le cas de l’Europe, son expérience en la matière a plus de cinquante ans. Elle a réalisé des étapes très avancées, l’union monétaire et économique et, à l’horizon, une union politique même si elle piétine. Pour l’UMA, on tente de faire un Maghreb par le haut, c’est la volonté politique qui influe. Or, il faut une volonté des peuples, de la société civile. Un processus d’intégration régionale n’est pas seulement d’aspect politique, mais d’aspect économique et social également.
Mais force est d’admettre que dans le cas du Maghreb, ce sont les questions stratégiques et politiques qui déterminent le cours des choses. Par conséquent, tant que des questions restent en suspens, notamment celle du Sahara occidental, je ne pense pas que le processus d’intégration régionale qui a été enclenché à la fin des années quatre-vingt puisse aller au bout de sa logique. Cela sans compter les changements en Tunisie et en Libye et l’incertitude qui règne par rapport à la stabilité des deux pays, mais aussi par rapport aux orientations en termes de politiques étrangère et régionale qui seront prises par les nouvelles autorités. Le processus d’intégration régionale est un processus long qui nécessite une certaine maturité et volonté politique. Actuellement, cette dernière reste absente et c’est visible? notamment à travers l’approche marocaine de la question sahraouie, ce qui n’est pas pour faciliter la tâche aux autres pays.