Le roi et les porteurs de parts démocratiques

De notre bureau de Bruxelles, Aziouz Mokhtari
Espace-Magh accueillait ce samedi 16 février une intéressante conférence-débat sur l’expérience — hélas avortée — du «Journal» marocain. Et ce, au moment même où à Rabat, un tribunal militaire condamnait à de lourdes peines des militants sahraouis portant la cause de l’indépendance de leur peuple. «Le journal», ont argumenté les orateurs, est, sans aucun doute, la preuve formelle et démocratique que l’ouverture tant chantée de Mohammed VI est un véritable leurre, une escroquerie. C’est l’histoire d’une désillusion racontée par les porteurs de la publication à Bruxelles… Récit.
Radouane El Baroudi, militant inlassable de la liberté et fils d’un grand défenseur des droits de l’Homme du Maroc, modère les premiers panels du débat. Baudouin Loos, plume avérée et grande signature au quotidien bruxellois Le Soir est l’ordonnateur du dernier tour de piste. Les principaux invités sont les ex-actionnaires du «Journal», un assureur et un banquier et des journalistes, signatures avérées à l’époque de cette belle aventure journalistique. Contrairement à ce que l’on peut supposer, «le Journal» est né dans la période de Hassan II, certes la dernière, celle où, affaibli et malade, se sachant sans doute mourant, il accepte, sans doute pour sauver le royaume, des accommodements avec la démocratie, des ouvertures sur le réel, sur le monde économique non makhzénien. Hassan II, aussi «rusé» que tacticien, accepte une ouverture calculée à des fins non pas démocratiques mais pour éviter l’effondrement du système. «Le journal» naît donc, c’est l’avis consensuel des orateurs, d’une conjonction de facteurs. «Le mystère de l’année 95», cette période qui consacre la métamorphose du roi, la pression des partis de l’opposition, jadis interdits, et le grondement de la rue. Pour autant, la marge de manœuvre des aventuriers du «Journal» est étroite, mince, faible. Le Makhzen ne peut pas aller au-delà de quelques convenances, il n’acceptera pas de se saborder, d’ailleurs est-il soluble dans la démocratie ? Ces interrogations, ces questionnements les intervenants lors du colloque les ont eus devant l’assistance nombreuse. D’où l’intérêt de la manifestation. Les patrons du journal n’ont pas caché à Bruxelles leurs divergences d’alors. Ce qui, pourtant, n’empêchera pas la parution de la publication. Que du contraire ! Les points de vue «différents» mais non «censurés » donnent au produit son charme, sa crédibilité, son audace éditoriale fera le reste. La républicanisme de Lemrabet ou les convictions monarchistes des autres convaincus que le Makhzen peut évoluer vers une royauté acceptable font bon ménage jusqu’à l’avènement de Mohammed VI. Les premières illusions passées, «le Journal» reçoit sur la gueule le réel, le retour du bâton. A. Azoulay, cabinet du roi, menace d’emblée : lorsqu’on cite le roi Mohammed VI, il faut écrire «Sa Majesté» «point barre». Pas question de donner la parole à Mohamed Abdelaziz, président de la RASD et chef du Polisario. L’équipe rédactionnelle, pour éviter la non-parution, publie le journal en le tronquant d’une interview de M. Abdelaziz pour la remplacer par des pages blanches, du blanc, comme du temps du protectorat. Les articles sur la corruption dans les travées royales, les affaires de Mohammed VI, les manquements à l’ordonnancement royal, les irrévérences faites au Palais et le fait de donner la parole aux républicains (quelle horreur !), à la fille de Oufkir (quel crime !) aux grévistes, aux ex-détenus de Tazmamart, tout cela finit par signifier la fin de la récréation. On demande, pour commencer, la tête du directeur de la publication. Refus des actionnaires. Ensuite, on passe à autre chose, refus des imprimeurs de tirer le journal, l’équipe rédactionnelle continue et trouve la parade en le faisant éditer en Europe, en France particulièrement. Ce qui a un coût énorme, difficile à supporter. L’équipe de Mohammed VI invoque tous les prétextes possibles pour que «le Journal » n’arrive pas aux lecteurs, et, pourtant, il arrive. Dans certaines régions du pays, il est même «loué» à l’heure ou à l’après-midi vu le succès qu’il a auprès de la population et le nombre limité d’exemplaires qui parvient à Hoceïma, Nador, Oujda, Tétouane, Tandja, Casablanca. Les porteurs de parts sont, pour ce qui les concerne, pris à part et selon leurs spécificités. L’assureur actionnaire voit le nombre de ses clients diminuer pour devenir insignifiant et le banquier qui a marché avec l’équipe se voit, chaque jour, isolé davantage. Au final, ce qui devait arriver arriva. Une plainte déposée par un expert français résidant en Belgique se disant «diffamé» par «le Journal» est rapidement traitée. La publication est mise sous pression financière et les juges assomment la rédaction et le directeur de la publication par des amendes inouïes, impossibles à réunir. Reproche fait au journal : avoir relaté que «l’expert» en écrivant un article contre le Polisario ne faisait, en définitive, que respecter un cahier des charges, une commande royale. «Le Journal» ferme. Exil pour Lemrabet. Difficultés financières et brimades pour les autres. La voix démocratique la plus crédible du royaume s’éteint. Dommage pour le processus démocratique au Maroc et dans le Maghreb. Belle initiative de Espace- Magh.
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