L’échec de la politique méditerranéenne de l’UE

par Stefan Brocza*
Dans les pays voisins de l’Europe méridionale, au sud de la mer Méditerranée, ont eu lieu en 2011 des bouleversements historiques et l’Union européenne a réagi comme elle l’a toujours fait: de façon réservée, attentiste, pour, après une brève période d’inaction due au choc, retomber dans des modèles traditionnels. On a parlé tout de suite de «différenciation», de «conditionnalité», de «nouvelle qualité des relations» qui ont été ensuite qualifiées pompeusement de «partenariat pour la démocratie et la prospérité communes», tout en sachant que même les visions les plus prometteuses de ces vingt dernières années – y compris l’«Union pour la Méditerranée» – ont produit plus de vent que de résultats tangibles, voire de changements. L’UE semble – du moins en ce qui concerne l’avenir souvent évoqué de la «mare nostrum» – y avoir perdu son latin. Les instruments traditionnels de la coopération, qui ont été utilisés ailleurs dans un but tout à fait précis, ne produisent aucun effet.
Comment tout a débuté: rétrospective décevante
Le «Partenariat euro-méditerranéen» qui fut fondé en 1995, était le début d’un processus d’approche régionale commune d’un espace qui auparavant avait été marqué par des relations strictement bilatérales. En 1957 déjà, lors de la fondation de la Communauté européenne, la France avait réussi à faire bénéficier ses protectorats d’alors, le Maroc et la Tunisie, de relations privilégiées dans le cadre d’un Protocole additionnel aux Traités de Rome. L’Algérie, qui à cette époque était encore un département français ­d’outre-mer, faisait même partie du champ d’application desdits Traités. Les années 1960 et 1970 furent marquées par la signature de nombreux accords bilatéraux entre la Communauté européenne et les divers Etats tiers de la Méditerranée (ETM). Pour des raisons de politique à court terme, on concédait, la plupart du temps, des avantages spéciaux à certains de ces pays. Cela provoquait régulièrement des critiques de la part des pays désavantagés et nécessitait de nouveaux accords. Il en résulta un nombre déconcertant d’accords: les accords d’association avec la Grèce (1962) et la Turquie (1963) furent suivis, dans les années 1970, de deux autres avec Malte et Chypre. La particularité de ces accords était la perspective offerte d’être admis comme membre de l’UE. Avec d’autres pays tiers méditerranéens, on négocia des accords bilatéraux différents, de moindre portée et n’offrant pas la perspective de l’adhésion. En 1969, la Tunisie et le Maroc obtinrent de nouveau des accords d’association partiels. L’Espagne et Israël en revanche n’obtinrent – bien qu’ils eussent explicitement demandé une association – que des accords commerciaux préférentiels. Des accords semblables, de moindre importance, furent signés avec l’Egypte, la Jordanie, la Syrie et le Liban. Dans le domaine contractuel, les relations avec l’Algérie restèrent imprécises. On créa ainsi un ensemble rafistolé d’accords politiques unique en son genre auquel il manquait un concept clairement identifiable.1
Au début des années 1970, l’UE décida de ne plus se borner à définir ses relations extérieures futures par des accords commerciaux, de coopération et d’association motivés par l’économie. Dès ce moment-là, il convint aussi de tenir compte d’une «politique extérieure commune guidée par des intérêts politiques». Par la suite naquit, en 1972, le concept de «politique méditerranéenne globale» dont l’objectif était l’uniformisation des structures bilatérales. La politique méditerranéenne globale, en interaction avec la Convention de Lomé qui venait d’être créée (elle règle la collaboration avec les anciennes colonies d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique), devait jouer un rôle central dans la politique extérieure future de l’UE. Mais elle ne fut jamais traduite dans les faits comme prévu. Au lieu de cela, l’UE continua – sans concept global – à conclure de nouveaux accords de coopération avec les ETM. La marginalisation des ETM restants fut accentuée par l’élargissement de l’UE au Sud dans les années 1980 (la Grèce en 1981, l’Espagne et le Portugal en 1981).2
Ce n’est qu’à la fin des années 1980 que la Commission européenne se vit appelée à formuler une politique méditerranéenne «étendue». Au centre des réflexions se trouvait le projet d’un «partenariat» et d’une «coopération sur un pied d’égalité». Puis au début des années 1990, l’idée d’un «partenariat Europe–Méditerranée» (PEM) fit son chemin – aussi et en particulier eu égard aux questions de sécurité dans l’espace méditerranéen. Cette évolution fut favorisée par des signes positifs dans le conflit moyen-oriental: le processus de paix fut inauguré en 1991 à Madrid et en 1993 furent conclus les accords d’Oslo. Plusieurs initiatives exigèrent donc avec insistance de nouveaux rapports avec les pays de l’espace méditerranéen. Toutes ces discussions débouchèrent finalement en 1994 sur une «Déclaration sur l’importance de l’espace méditerranéen pour l’UE» lors du Sommet des chefs d’Etat et de gouvernement d’Essen.3
Le processus de Barcelone: la grande déception
En 1995 encore, le PEM mentionnait dans son acte fondateur, la «Déclaration de Barcelone», les buts ambitieux suivants:
• création d’un espace de paix et de stabilité, 
• installation d’une zone de prospérité collective, 
• promotion de la compréhension mutuelle entre les peuples de la région. 
Ces objectifs devaient être atteints grâce à des partenariats dans les domaines suivants: politique et sécurité, économie et finances, relations sociales, culturelles et humaines. Mais avant tout grâce à des accords d’association bilatéraux entre l’UE et chacun des ETM individuellement. La composante régionale devait s’appuyer sur un système multilatéral de conférences et la réalisation de nombreux projets de coopération régionale. Par ailleurs, l’élément central des accords d’association était la création d’une zone de libre-échange entre les ETM et l’UE avant la fin de 2010. Depuis 1995, l’UE a effectivement signé ou mis en vigueur des accords avec la plupart des membres fondateurs des ETM.4 La Syrie constitue une exception, dont l’accord, paraphé en 2004, est gelé depuis lors. En 1999, la Libye est devenue observateur des ETM. Mais les discussions qui ont eu lieu jusqu’il y a peu et concernant l’ouverture de négociations sur un accord bilatéral, ont été menées en-dehors du Processus de Barcelone. Depuis 2004, la Turquie est officiellement candidate à l’adhésion à l’UE. Malte et Chypre ont adhéré la même année à l’UE. De plus, deux nouveaux pays, la Mauritanie et l’Albanie, ont été admis en 2007 parmi les ETM, deux pays qui, à vrai dire, s’inscrivent dans un tout autre cadre d’initiatives politiqu
es en relation avec l’UE.5
On souligne toujours que le PEM est le seul forum (à l’exception des Nations Unies) au sein duquel les parties en conflit au Proche-Orient se réunissent régulièrement autour d’une table et discutent au moins dans ce cadre de questions de sécurité. Ce serait déjà un résultat remarquable, mais ce «partenariat» brille par son manque de confiance et de «sentiment d’appartenance» de la part des membres méridionaux. Depuis la création du PEM, on n’a guère enregistré de progrès concrets dans la coopération en matière de sécurité: ainsi, en 2000 déjà, le projet d’une «Charte euro-méditerranéenne pour la paix et la sécurité» a lamentablement échoué. 6
Un autre point primordial des critiques souvent formulées envers le PEM sont les «asymétries structurelles» entre l’UE et les pays partenaires du PEM. Cela signifie que d’un côté l’UE (en tant que totalité des Etats membres, quasiment en tant que bloc homogène) fait face aux pays riverains de la Méditerranée, c’est-à-dire à l’autre constituant de ce Partenariat. Ceux-ci représentent toujours un groupement affaibli qui ne réussit guère à s’organiser. En l’absence d’organisation intergouvernementale qui rendrait reconnaissable l’espace méditerranéen non membre de l’UE, les ETM ne peuvent cependant pas entamer un dialogue «interrégional» fécond avec l’UE. De plus, divers conflits dominent les relations entre les divers ETM, notamment à cause du conflit moyen-oriental, toujours non résolu, face auquel certains pays arabes prennent aussi des positions divergentes.7 Le conflit moyen-oriental «influence la constellation d’acteurs parce que les partenaires arabes se trouvent rarement ensemble face à l’UE; la plupart du temps, ils sont isolés tant qu’Etats nations.8 Les structures institutionnelles du PEM font apparaître d’autres asymétries: il ne dispose par exemple pas d’un secrétariat à lui. En l’absence d’unité de coordination propre aux ETM, la Commission européenne est par conséquent chargée d’une fonction fondamentale, primordiale dans la préparation et le suivi des réunions. Dans le cadre du PEM, un groupe relativement homogène de membres de l’UE fait face à un groupe extrêmement hétérogène d’ETM. Vues de manière politiquement réaliste, les relations partenariales visées restent donc fragmentaires.9
L’argument qu’on ne cesse d’avancer, selon lequel le PEM ne serait que l’application d’un projet utilisé ailleurs avec succès (OSCE – Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe), n’est malheureusement qu’en partie juste. L’idée d’utiliser un concept qui a déjà fait ses preuves témoigne toutefois d’une volonté politique. Malheureusement, le sens des réalités politiques passe ici à la trappe. Les problèmes de l’espace méditerranéen apparaissent trop divers et complexes, les asymétries déjà évoquées ont des répercussions trop fortes et le sentiment d’appartenance commune des ETM a de trop faibles effets. 
Pour parler de façon scientifique, disons qu’ici apparaissent les «limites du modèle fonctionnel qui ont pour conséquence que l’ownership, c’est-à-dire la participation intéressée des ETM, est trop faible ou manque en grande partie et que l’hégémonique UE n’a pas les moyens d’agir dorénavant de façon conséquente et créative. Ainsi, on en reste, à quelques détails près, à des relations bilatérales asymétriques.10
La politique européenne de voisinage (PEV)
Depuis 2004, l’Union européenne construit ses relations au voisinage immédiat dans le cadre de la «politique de voisinage européenne (PVE)» nouvellement conçue. Primitivement, on n’avait envisagé qu’un cadre de relations unifié pour les nouveaux Etats de l’UE, arrivés du fait de l’élargissement à l’Est. Les ETM ne furent intégrés dans le concept PEV que plus tard, à la demande insistante de la France, de l’Espagne et de l’Italie. Les réflexions en vue d’un équilibre entre la politique orientale et méridionale furent décisives. Les «plans d’actions» sont l’instrument central de la PEV qui doit servir à l’approfondissement des relations bilatérales de chacun des Etats de la PEV. On estime que c’est un avantage que leur contenu soit établi de façon commune entre l’UE et les Etats PEV. Ainsi, à l’avenir, les programmes de réformes pourront être mieux adaptés à chacun de ces Etats.11 En clair: La PEV est beaucoup mieux centrée sur les résultats que le PEM.12
Toutefois, dès le premier bilan intermédiaire, au bout de 18 mois de mise en œuvre, il a fallu se rendre à l’évidence:
• Les premiers résultats étaient plutôt «modérés» malgré d’importantes différences entre les pays;
• Les PEV n’ont pu supprimer les principaux facteurs de freinage du processus de Barcelone (particulièrement la libéralisation du commerce agricole et des services, qui traîne), la réduction insuffisante des obstacles non tarifaires au commerce, l’insuffisance du soutien financier et la complexité générale des accords d’association);
• Les efforts régionaux en vue d’un développement des relations de l’UE avec ses partenaires méditerranéens ont été freinés par le nouveau principe de «bilatéralisme différencié».13
Lors de la création de la PEV, le président de la Commission européenne, Romano Prodi, avait alors promis aux nouveaux voisins qu’un rapprochement avec l’UE concernerait tous les domaines politiques, donc beaucoup plus que la zone de libre-échange proposée. Cette promesse fut certainement déterminante pour l’adhésion de nombreux pays, mais ils constatèrent que 10 ans de processus PEM étaient restés sans succès apparent. Les processus de transformation ne peuvent espérer un succès que dans la mesure où les élites gouvernantes peuvent en espérer des avantages. Cette «carotte» manque toutefois également à la PEV. Alors que les différents plans d’actions contiennent des repères concrets pour le développement économique, il ne se trouve rien de semblable pour des réformes de politique intérieure. L’UE s’en tient donc toujours à la tradition: une libéralisation économique comme locomotive, avec l’espoir de répercussions au niveau politique.14
La deuxième critique importante adressée à la PEV concerne son caractère bilatéral. Il contient certes l’espoir d’une dynamique du fait que chaque ETM détermine lui-même le rythme des réformes économiques et met ainsi en route un rapprochement avec l’UE. Mais en même temps on constate un renforcement de l’effet hub-and-spoke déjà existant. L’UE renforce les ETM dans leur concurrence entre eux pour arriver plus rapidement à un rapprochement, mais il y a moins d’incitation à promouvoir des processus d’intégration régionale. Il est à remarquer que les ETM mettent l’accent sur le fait que les PEV bilatérales devraient compléter les PEM multilatéraux et non pas les remplacer. L’UE a, jusqu’à présent, omis d’en tenir compte.15
L’Union pour la Méditerranée
L’une des idées, lors de la campagne électorale de 2007, du candidat à la présidence Nicolas Sarkozy, fut l’«Union pour la Méditerranée». La France devait, avec la Grèce, l’Italie, le Portugal, l’Espagne et Chypre, prendre l’initiative d’une organisation des Etats riverains de la Méditerranée. Cette union devait prendre ex
emple sur l’UE pour mettre en place des institutions communes. Cela signifiait que les initiatives en cours concernant la politique méditerranéenne (PEM et PEV) auraient perdu de leur importance au profit d’un nouveau projet régional. Après son entrée en fonctions, Sarkozy maintint son idée d’une Union méditerranéenne servant de passerelle entre l’Europe et l’Afrique. Il présenta son idée aux riverains de la Méditerranée, sans toutefois entrer dans les détails, et, semble-t-il, sans consulter la Commission européenne ni même un autre Etat de l’UE. Non seulement en Turquie, en Libye et en Algérie, mais aussi dans de nombreux Etats membres de l’UE, ce cavalier seul déplut. Même l’Espagne émit des doutes, l’Union méditerranéenne pouvait porter atteinte au Processus de Barcelone.
Mais une critique inattendue pour la France vint d’Allemagne. La Chancelière allemande Angela Merkel fit savoir publiquement qu’un tel projet devait inclure tous les Etats membres de l’UE. Une nouvelle initiative, financée par l’UE et ne comprenant pas tous les Etats membres de l’UE, n’était tout simplement pas réalisable. Au bout d’une longue période de divergences, les pays s’entendirent finalement lors du sommet de Bruxelles du 13 mars 2008. La déclaration finale contenait deux phrases selon lesquelles le Conseil européen acceptait la création d’une Union de la Méditerranée incluant les Etats membres de l’UE et les non-membres riverains de la Méditerranée. De plus, la Commission européenne reçut mandat d’élaborer des propositions pour modifier les modalités de l’initiative transformée en «Processus de Barcelone: Union pour la Méditerranée».16
L’Union pour la Méditerranée fut consacrée lors du sommet du 13 juillet 2008 à Paris (organisé en tant que «grand événement» inaugural de la présidence française du Conseil de l’UE). Y participèrent les 27 pays membres de l’UE, tous les pays riverains de la Méditerranée (sauf la Libye, qui ne participa pas au Sommet et ne possède que le statut d’observateur), ainsi que les deux pays voisins, la Mauritanie et la Jordanie.17 Dans une déclaration grandiloquente, tous les participants jurèrent qu’ils respecteraient la démocratie, le pluralisme, l’Etat de droit, les droits humains fondamentaux et les libertés fondamentales.
La mise en forme concrète de l’Union pour la Méditerranée ne fut pas discutée avec les ETM. Seule l’UE la mit au point. Comme en 1995 lors du PEM, les «partenaires» n’eurent que le choix d’approuver ou de ne pas adhérer. Cependant, étant donné les efforts réels de l’UE en vue d’améliorer les possibilités de participation des ETM, ainsi que la promesse (informelle) de réduire la dimension normative dans le travail commun, les ETM approuvèrent la transformation du PEM en Union pour la Méditerranée.18
Lors de la mise en scène, réussie au point de vue médiatique, du 13 juillet 2008 à Paris, on présenta les projets «prioritaires» suivants, qui devaient servir à s’attaquer rapidement aux problèmes urgents de la région:
• dépollution de la Méditerranée,
• mise en place de routes maritimes et d’autoroutes transnationales,
• création d’une protection commune contre les catastrophes,
• promotion d’énergies alternatives,
• coopération en matière de recherche et d’enseignement universitaire,
• soutien aux PME.
La liste contenait des thèmes exigeants, invoquant l’«esprit de partenariat» tant vanté. Mais on s’est bien gardé de traiter les sujets vraiment brûlants: par exemple les conflits régionaux, qu’on n’arrivait déjà pas à régler auparavant. En plus du conflit de Chypre et de celui du Sahara occidental, que le PEM n’a pas pu (ou voulu) résoudre au cours des 13 dernières années, il y a le conflit du Moyen-Orient, dont font partie les avancées et les reculs du processus de paix, paramètres du succès ou de l’échec des relations entre l’UE et les pays méditerranéens.19 Tant qu’on ne se sera pas attaqué à ces problèmes, le reste ne sera qu’une manière de faire du neuf avec du vieux.
Dans les premiers mois suivant sa fondation en 2008, on ne réussit pas à mettre en place les institutions essentielles de l’Union pour la Méditerranée, notamment son secrétariat. L’opération militaire israélienne «Plomb durci» à l’hiver 2008/2009 provoqua un fort blocage de l’Union pour la Méditerranée qui venait d’être créée, du fait que de nombreux pays arabes n’étaient plus d’accord d’y collaborer avec Israël. Ce n’est qu’au début de 2010 que le secrétariat put se mettre au travail. On choisit Barcelone pour siège, contrairement aux affirmations constantes concernant le «Partenariat». La réunion au sommet prévue pour 2010 fut repoussée plusieurs fois, notamment du fait de la situation au Moyen-Orient. Finalement, le secrétaire général Ahmed Masadeh présenta en janvier 2011 sa démission motivée selon lui par l’incapacité de l’Union pour la Méditerranée à réagir aux événements de Tunisie et d’Egypte. Le projet, qui avait été créé en grande pompe, n’a jamais pu se mettre au travail. Ce fut dès le début une coquille vide que personne ne put remplir.
Partenariat pour la démocratie et la prospérité communes
L’UE hésita à réagir, au printemps 2011, lors des événements en Afrique du Nord (particulièrement en Egypte, en Tunisie et en Libye). Toutefois, le premier choc passé, on en revint aux vieilles habitudes. Les pays de l’UE proposèrent – au vu de la «portée historique des événements» – un «Partenariat pour la démocratie et la prospérité avec le Sud de la Méditerranée».20 On invoqua le respect renforcé des droits de l’homme, le pluralisme, l’Etat de droit et la justice sociale, et on constata que tout processus de transformation contenait des pièges et qu’il fallait toujours compter avec l’imprévisible. L’UE promit de soutenir tous les Etats voisins dans leur volonté de participation politique, de défense de la dignité, de liberté et d’emplois, la condition en étant la démocratie, les droits de l’homme, la justice sociale, une bonne gouvernance et, une fois de plus, l’Etat de droit. On tiendrait compte des différences. De ce fait, le «Partenariat pour la démocratie et la prospérité commune» doit reposer sur trois piliers:
• un processus de démocratisation, la mise en place d’institutions reposant particulièrement sur les libertés fondamentales, les réformes constitutionnelles et juridiques ainsi que la lutte contre la corruption;
• un partenariat étroit avec la population mettant l’accent sur le soutien de la société civile, la création de possibilités d’échanges et la promotion des contacts personnels, en particulier au sein de la jeunesse;
• un développement économique reposant sur une croissance durable et large, le soutien appuyé des PME, le soutien de la formation professionnelle, l’amélioration des systèmes sanitaires et éducatifs ainsi que la promotion des régions pauvres.
Aucun de ces points n’est nouveau. Si les événements n’étaient pas historiquement si importants, on pourrait en rire. Mais la situation est trop sérieuse. La réponse actuelle de l’UE ressemble fort à du populisme de bas étage. Ce n’est plus que du vent.

Le roi des rois, l’empereur d’Afrique – l’Europe et la Libye

Pendant les premières années de la Communauté européenne (CE), on ne prêta pas attention à la Libye. On ne relève ni traités spécifiques bilatéraux, ni tentatives de l’Italie (en souvenir de ses rapports historiques ou de sa «responsabilité» à l’égard la Libye) de faire valoir ses intérêts en Afrique du Nord au niveau de la CE, comme le faisait la France. En 1969, après la prise du pouvoir par Kadhafi, d’éventuelles relations entre la CE et la Libye cessèrent complètement. Dès 1992, cependant, la CE décréta formellement un embargo économique et militaire contre la Libye. Après la fin des sanctions, fin 2004, la Commission européenne envoya une mission technique en Libye pour analyser la situation et trouver des occasions de coopération. Par la suite, depuis 2005, plusieurs projets de l’UE ont été réalisés en Libye. Ils étaient concentrés avant tout sur les domaines de la santé et du SIDA dans le cadre du soi-disant «plan d’action Benghazi (PAB)» et de l’immigration dans le cadre du «Thematic Programme for Cooperation with Third Countries in the Areas of Migration and Asylum».21
Les relations entre l’UE et la Libye se renforcèrent sérieusement en 2007 quand la Libye libéra cinq infirmières bulgares qui avaient été arrêtées et auxquelles on avait reproché d’avoir infecté des enfants libyens par le VIH. Dans la même année, la commissaire de l’UE aux relations extérieures et à la politique européenne de voisinage, Benita Ferrero-Waldner, et le ministre libyen des Affaires européennes, Abdul Ati al-Obeidi, signèrent un «memorandum of understanding», qui soulignait le fait que les migrations répondaient à un intérêt commun. L’année suivante, la Commission européenne entama des pourparlers en vue d’un accord plus ample, le «EU-Libya Framework Agreement». Il concernait les secteurs suivants: 
• le dialogue politique et la coopération en politique extérieure ainsi qu’en matière de défense; 
• une zone de libre-échange la plus vaste possible; 
• la coopération dans des secteurs clés d’intérêt commun comme l’énergie, les transports, les migrations, la politique des visas, la justice, l’intérieur, l’environnement et d’autres sujets comme la politique de la mer et la pêche, l’éducation et la santé publique.
Dans le contexte de cet accord cadre et de la coopération croissante avec la Libye, l’UE développa en 2010 un «Country Strategy Paper and National Indicative Programme (CSP/NIP) 2010–2013» pour la Libye. Ce document stratégique a été signé en juin 2010 par les deux parties et doit recevoir 60 millions d’euros. Ses trois priorités sont: 
• l’amélioration de la qualité du capital humain;
• un développement économique et social durable; 
• la maîtrise commune des difficultés de gestion des migrations. 
Ces multiples rapprochements vers la Libye ont été accompagnés de nombreux contacts bilatéraux. Ce sont surtout le Président de la République française Sarkozy et le chef du gouvernement italien Silvio Berlusconi qui en ont été les acteurs. 
Quelques années avant, déjà, dans un autre cadre institutionnel, le contact et aussi la coopération avec le régime libyen ne posait manifestement pas de problèmes. Par moments, les observateurs eurent l’impression qu’on recherchait le contact avec Kadhafi. Dans ce contexte, il faut mentionner le rôle prépondérant, durant des années, du leader révolutionnaire au sein de l’Union africaine (UA) – y compris lors du grand Sommet africain des 29 au 30 novembre 2010 à Tripoli. La rencontre servit à Kadhafi de tribune internationale pour répandre ses idées politiques. Les délégations de haut rang venant des Etats membres de l’UE écoutaient ses interventions sans les contredire. Un autre dialogue institutionnalisé a eu lieu dans le cadre des rencontres de haut rang entre l’UE et les pays de l’OPEP ou entre l’UE et la Ligue arabe. Lors de ces rencontres, la Libye était toujours un partenaire bienvenu.
Ce n’est que depuis peu que la position officielle de l’UE face à la Libye a changé. Dans le Partenariat pour la démocratie et la prospérité mentionné ci-dessus, on peut lire: «En ce qui concerne la Libye, l’UE conserve sa position; elle condamne les procédés du régime Kadhafi. L’UE a tout de suite interrompu les pourparlers portant sur un accord cadre avec la Libye ainsi que toute coopération technique. Le 28 février 2011, L’UE a décidé, en plus des sanctions de l’ONU, d’autres mesures restrictives (p. ex. l’embargo sur les armes pouvant être utilisées pour réprimer l’insurrection et des restrictions concernant les voyages de personnes désignées par l’UE dont les biens ont été gelés). Il existe des propositions d’autres mesures».22 En politique internationale, les choses peuvent parfois aller vite. Celui qui était hier encore un «partenaire», peut être aujourd’hui un «paria». L’UE s’est rangée du côté des insurgés. Un bureau de liaison du Service européen des Affaires étrangères (SEAE) a été rapidement inauguré à Benghazi par la haute représentante Ashton.
Des scénarios européens pour la Libye
En avril 2011, l’Institut d’études de sécurité de l’Union européenne (IESUE), dont le siège est à Paris (c’est le think tank de l’UE pour la politique étrangère et de sécurité commune) a esquissé, sous le titre «Après Kadhafi», trois scénarios possibles:23
1) «The regime survives»: Le régime de Kadhafi survit sous une forme ou une autre. Cela voudrait dire qu’il sort vainqueur du conflit actuel (très improbable) ou qu’il garde au moins la mainmise territoriale sur une partie du pays. Cela aboutirait de facto à un partage de la Libye. 
2) «A failed state»: La Libye se décompose et est contrôlée par des tribus et des groupes rivaux. Vu la situation actuelle, ce n’est pas tout à fait improbable. 
3) «A pluralistic outcome»: Le régime de Kadhafi s’effondre et un Etat pluraliste voit le jour. Ce scénario est possible, souhaitable, mais loin d’être réalisé. 
Que signifient ces trois scénarios pour la politique de l’UE face à la Libye, voire face à l’espace méditerranéen tout entier? Si le premier scénario se réalisait, ce serait pour l’UE une catastrophe en politique extérieure. En prenant une position claire en faveur d’une partie dans ce conflit, on s’est rangé de son côté. Il est inimaginable que les personnes qui agissent actuellement puissent rentrer en contact avec Kadhafi et son régime. Même si cette reprise des contacts était possible, on ne pourrait parvenir à un accord sur aucun sujet de coopération. Le second scénario créerait un foyer de troubles politiques sans précédents à la porte de l’UE. Il n’y aurait plus d’interlocuteurs sérieux possibles. La Libye deviendrait le terrain d’interventions armées permanente. Seul le scénario numéro 3 permettrait à l’UE d’agir avec ses instruments bien connus (et toujours couronnés de succès). Des aides à la reconstruction, l’«institution-building», la promotion de la démocratie et de l’Etat de droit, etc. Là, l’Union européenne saurait comment réagir
. Mais l’issue d’une telle entreprise serait incertaine. Et les mesures auraient sans doute un caractère nettement bilatéral et une approche globale pour l’espace méditerranéen s’éloignerait donc pour longtemps.
Relation UE–Méditerranée: Que faut-il faire? Qui doit agir?
L’UE doit enfin définir de façon réaliste ses intérêts dans l’espace méditerranéen. S’agit-il «seulement» d’assurer l’approvisionnement en énergie (extraction et transport), s’agit-il «seulement» de questions de politique commerciale (protection du marché agricole commun) ou «aussi» des questions de l’immigration et de l’environnement? Suffit-il de créer une autre zone de libre-échange ou faut-il, au début du XXIe siècle, chercher de nouvelles formes de coopération? L’UE se contentera-t-elle d’établir, à ses frontières, une sorte de «zone sécurisée» constituée d’Etats tiers plus ou moins stables, d’Etats prévisibles et contrôlables, organisés à la rigueur de façon pseudo-démocratique? Les spécialistes parleraient ici d’«exterritorialisation de la sécurité». Si c’était l’objectif, l’UE ne serait pas actuellement sur une si mauvaise voie. Il y aurait aussi de petits succès, des revers et peut-être aussi quelques crises. On continuerait «d’une certaine manière». Ou l’UE ne devrait-elle pas s’engager de manière un peu plus déterminée? Voici quelques propositions: 
• Maintien du concept de «bilatéralisme différencié» avec un soutien massif apporté aux efforts régionaux d’intégration des pays tiers méditerranéens;
• Encouragements politiques clairs aux processus de transformation (par exemple possibilité d’«associations privilégiées»);
• A cela est liée, pour l’UE, une clarification interne qui s’impose depuis longtemps: Jusqu’où le processus d’élargissement de l’UE peut-il se poursuivre territorialement (mot clé: «frontières de l’UE»). C’est seulement lorsqu’on aura précisé où seront les frontières de l’UE qu’on pourra commencer à définir les espaces voisins et renoncer aux réflexions irréalistes portant sur une «mare nostrum»; 
• Décision sur une possible adhésion de la Turquie à l’UE (possibilité d’une Turquie forte en dehors de l’UE en tant que «lead nation» pour les pays tiers méditerranéens;
• Solution de la question de Chypre et du conflit du Sahara occidental;
• Et finalement, défi colossal de l’espace méditerranéen tout entier: trouver une solution réaliste au conflit du Proche-Orient. Un premier pas pourrait être la reconnaissance politique d’un Etat palestinien. D’un point de vue de politique extérieure, cela pourrait paraître risqué à court terme mais cela donnerait un coup de fouet aux pourparlers.
Les relations de l’UE avec la région méditerranéenne au cours des dix années à venir: tentative de pronostic
Les pronostics risquent toujours de se couvrir de ridicule après coup. Cependant, essayons tout de même brièvement en guise de conclusion: Vraisemblablement, la politique méditerranéenne de l’UE des dix années à venir ne différera pas trop de celle d’aujourd’hui. Du côté des pays tiers méditerranéens on trouvera quelques «élèves modèles». Cependant, il y aura encore «beaucoup à faire»; on se trouvera confronté à de «grands défis»; le conflit du Proche-Orient ne sera toujours pas résolu; après de nombreuses tentatives de médiation (mais on parlera naturellement en permanence de «nouveaux débuts prometteurs») et la Turquie négociera toujours son adhésion à l’Union européenne. Parallèlement, on envisagera sérieusement de nouvelles initiatives pour un élargissement possible de l’UE vers l’Est et un nouveau ou ancien chef d’Etat ou de gouvernement (venant de préférence d’Italie ou de France) présentera un nouveau concept pour réanimer la «mare nostrum». L’espace en question ira certainement jusqu’au golfe Persique ou même jusqu’à la corne de l’Afrique et l’UE observera cela, paralysée comme le lapin devant le serpent. Et de nouveau, il ne se passera rien. •
*Stefan Brocza, né en 1967, s’intéresse depuis le début des années 1990 aux questions relatives à l’Union européenne et à la politique internationale (tout d’abord à la Coordination avec l’UE au sein du ministère de l’Intérieur, à Vienne et dès 1996 au Secrétariat général de la Commission européenne, à Bruxelles). Actuellement, il est chargé d’enseignement à l’Université de Vienne et de Salzbourg. Le présent article a été rédigé avant la chute de Kadhafi.
Source: Stefan Brocza, Das Scheitern der EU-Mittelmeerpolitik, in: Fritz Edlinger (Hg), Libyen – Hintergründe, Analysen, Berichte, Promedia Verlag, Wien, 2011
(Traduction Horizons et débats)
1 Jünemann 2009, 32–33 
2 Jünemann 2009, 33–34 
3 Simonis/Elbers 2011, 201 
4 Le Maroc, l’Algérie, la Tunisie, l’Egypte, Israël, le Liban, la Syrie, la Jordanie, l’Autorité palestinienne, la Turquie ainsi que la République de Chypre et Malte (membres de l’UE depuis le 1er mai 2004).
5 Zorob 2008, 2 
6 Asseburg 2005, 2 
7 Simonis/Elbers 2011, 203 
8 Harders 2005, 391 
9 Simonis/Elbers 2011, 204 
10 Simonis/Elbers 2011, 205 
11 Jünemann 2009, 48 
12 Asseburg 2005, 286 
13 Zorob 2007, l 
14 Jünemann 2009, 49; Asseburg 2005, 286 
15 Jünemann 2009, 49 
16 Zorob 2008, l-5 
17 En outre, plusieurs organisations internationales ont obtenu le statut d’observateur (sans droit de vote), notamment les Nations Unies, la Ligue arabe, l’Union africaine et l’Union du Maghreb arabe.
18 Jünemann 2009, 50 
19 Jünemann 2009, 51 
20 Communiqué de la Commission européenne du 8 mars 2011
21 Commission européenne, mai 2011
22 Europäische Kommission 2011, 5 
23 Joffé 2011
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