Robert Malley, ex-conseiller diplomatique d’Obama : « Pour Joe Biden, il sera difficile de remonter la pente »

Entretien |À l’heure de l’investiture de Joe Biden, de grandes voix dressent leur bilan des quatre années écoulées. Pour Robert Malley, démocrate, président de l’International Crisis Group, « parfois, les questions [que Trump] a posées étaient bonnes, mais il a apporté de mauvaises réponses ». Et à quel prix !

Robert Malley est aujourd’hui président de l’International Crisis Group. Il a été conseiller diplomatique pour Barack Obama et Bill Clinton, pour le Moyen-Orient et l’Afrique. Ancien membre du Conseil National de Sécurité américain, il a aussi participé aux négociations sur l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien. Avocat, politologue et spécialiste du conflit israélo-palestinien, il tire le bilan des années Trump, un président qui a mené « une politique qui a fait fi de toutes les valeurs ». À ses yeux, les États-Unis ont perdu une partie de leur crédibilité. Un défi pour la diplomatie de Joe Biden.

Le président Trump a profondément bouleversé la vie politique américaine ces quatre dernières années. Il restera à jamais le premier président à avoir été mis en accusation à deux reprises en raison des violences survenues au Capitole le 6 janvier 2021. Va-t-il laisser une trace indélébile dans l’histoire des États-Unis ?

Même avant les événements au Capitole, il était difficile d’imaginer qu’on puisse effacer facilement son empreinte. Trump aura été un président très peu orthodoxe et dangereux à beaucoup d’égards.

Mais il est vrai qu’une procédure de destitution à quelques jours d’une fin de mandat, c’est extraordinaire. On peut supposer que l’idée des démocrates, c’est non seulement de faire en sorte que l’on décourage des pratiques pareilles à l’avenir, qu’on mette un point final à cette présidence, mais aussi de lui interdire de se présenter à nouveau à une élection. On sait qu’il pourrait se porter candidat en 2024. Or, s’il est condamné, une sanction pourrait être qu’il ne puisse plus être éligible.

La vie politique américaine doit-elle se débarrasser de Donald Trump ?

Je ne sais pas, je suis partagé et je sais qu’en France, c’est un débat également de savoir si le fait de le priver de Twitter, de Facebook est une bonne idée, tout comme de le fait de l’interdire de se présenter à nouveau à une élection.

Évidemment, il a fait tellement de mal et ses paroles ont été tellement toxiques que cela peut sembler pertinent. Mais c’est aussi le candidat à la présidentielle qui a reçu le plus grand nombre de voix dans l’histoire après Joe Biden. Aucun autre candidat démocrate ou républicain jusqu’en 2020 n’avait rassemblé autant de suffrages. Donc il a une popularité. Peut-être a-t-elle été érodée par les événements récents du Capitole, mais on sait qu’il y a un socle important de gens qui croient toujours en lui et qui estiment qu’ils n’ont jamais été écoutés avant Trump.

Si ces gens constatent qu’un président ou un ancien président ne peut pas s’exprimer en toute liberté sur les réseaux sociaux, et si en prime cet homme ne peut plus se présenter à une élection présidentielle, j’ai peur des effets que cela peut produire sur cette partie importante de la population qui s’estimait punie, marginalisée. Donc je comprends l’instinct, je comprends ce qui est derrière cet effort de faire en sorte qu’il ne puisse plus faire de mal, mais parfois je crains que le remède ne soit pire que le mal.

En dehors de ces événements au Capitole, que retenez-vous des années Trump ? Si on vous demande de choisir un moment, que ce soit en politique intérieure ou en politique internationale, à quoi pensez-vous ?

Je pense que le président Trump restera d’abord dans les livres d’histoire pour ses performances aux États-Unis. En politique internationale, il y a eu beaucoup de choses extrêmement nocives, extrêmement dangereuses. Il a chambardé toutes les alliances traditionnelles de la politique américaine.

Parfois, les questions qu’il a posées étaient bonnes, mais il a apporté de mauvaises réponses. En résumé, son bilan en politique extérieure est négatif, mais il n’est pas comparable à son bilan en politique intérieure.

Ce que l’on retiendra avant tout, ce sont ses discours, après certains événements graves, notamment des événements à relents racistes. Souvent, il a exprimé de la sympathie pour la mouvance extrémiste ou raciste.

On retiendra aussi sa gestion désastreuse de l’épidémie de Covid-19.

Mais je pense que l’image qui restera, à tort ou à raison, c’est son discours du 6 janvier 2021, où il appelle ses partisans à avancer sur le Capitole. On peut débattre du fait qu’il les a incités ou non à la violence, mais cette image-là restera en raison du lien plus ou moins direct entre ses paroles et ce qui s’est passé après. Est-ce vraiment ce qu’il a fait de plus scandaleux ? On a malheureusement l’embarras du choix, mais je pense que les historiens qui regarderont l’époque et l’épopée Trump retiendront ce point d’exclamation final, ce discours, son appel à ses partisans et, évidemment, les évènements qui ont suivi.

En matière de politique internationale, on retient aussi des années Trump le slogan « America First », proclamé le jour même de l’investiture en 2017, qui a abouti notamment au retrait des États-Unis de nombreuses institutions internationales…

« America First », je ne sais pas très bien ce que cela veut dire parce que dans chaque pays, chaque dirigeant pense d’abord à ses concitoyens. Au final, cela aura consisté en une politique transactionnelle, une politique unilatéraliste, une politique qui a fait fi de toutes les valeurs.

Je suis très critique de la politique étrangère américaine, y compris celle conduite par les administrations auxquelles j’ai pu participer. Par exemple, dire que les États-Unis ont été un défenseur cohérent des droits de l’homme ou de la démocratie à travers le monde, c’est évidemment faux. Mais le président Trump s’est distingué par sa politique du troc, une sorte de marchandage permanent où les transactions sont faites non pas sur le plan des valeurs mais sur le plan des intérêts matériels.

Il a donc pu faire énormément de mal simplement parce qu’il a privilégié ce qui est à son bénéfice personnel, au bénéfice de tous ceux qui l’entourent, au mépris de toutes les valeurs, des normes, des alliances internationales des États-Unis, de la stabilité à travers le monde.

On peut lui savoir gré d’avoir évité de s’empêtrer dans une nouvelle guerre. C’est vrai que le président Trump, à son actif, n’a pas déclenché de guerre. Il a réussi à rompre le tabou du dialogue avec les talibans en Afghanistan, le tabou des négociations directes avec le dirigeant nord-coréen. Ce sont des choses qui resteront et dont, peut-être, le président Biden pourra se servir. Mais l’image des États-Unis en a pâti. En termes de résolution des conflits, en termes de respect des normes internationales, que ce soit sur le dossier israélo-palestinien, sur le fait qu’il a rompu l’accord de Paris sur le climat ou l’accord sur le nucléaire iranien, sa politique n’a pas été au service d’une vision positive, elle a servi une vision transactionnelle ou une vision hyper idéologique, notamment au Moyen-Orient.

On retiendra donc de cette époque que les États-Unis ont vu leur réputation, leur influence, leur capacité de mobiliser la communauté internationale s’effriter et se dissoudre. Maintenant, espérons que le président Biden pourra renverser la vapeur et apprendre les leçons des échecs des administrations américaines qui ont précédé Trump et qui ont, d’une certaine manière, facilité son ascension au pouvoir.

Quel bilan tirez-vous en particulier de la politique menée par Donald Trump au Moyen-Orient avec deux dossiers majeurs que vous avez mentionnés : l’Iran et le retrait des États-Unis de l’accord de Vienne sur le nucléaire, et le conflit israélo-palestinien où les avancées ont été minimes ?

C’est un bilan globalement négatif parce qu’il a contribué à exacerber, à renforcer la polarisation dans la région. D’abord, il a pris part au dossier israélo-palestinien en étant à 100 % du côté israélien.

Il a tout de même réussi, il faut le reconnaître, à obtenir des accords de normalisation entre quatre pays arabes et Israël. Il l’a fait en payant des prix qui, à notre sens, ont été parfois excessifs.

Par exemple la reconnaissance de la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental en échange d’une normalisation entre le Maroc et Israël, cela n’a pas de sens et ça a un impact négatif sur ce dossier du Sahara occidental.

Au Proche-Orient, sa politique pro-israélienne à outrance a rompu non seulement avec le consensus international mais aussi avec le consensus américain bipartisan en vigueur depuis pas mal de temps. Il a essayé de bouger les lignes, mais il l’a fait dans un sens qui ne peut pas fonctionner parce que les Palestiniens ne s’y résoudront pas. Il a compliqué, évidemment, dans ce dossier, la recherche de la paix. Ses prédécesseurs n’y étaient pas parvenus non plus mais il a aggravé les choses.

Et puis dans le reste de la région, Donald Trump a fait une fixation sur le dossier iranien. Ces derniers jours, l’administration Trump a même mis en avant un axe Al-Qaïda-Iran qu’aucun spécialiste du renseignement ne confirme. Et elle a en effet retiré le pays de l’accord sur le nucléaire, ce qui a conduit à imposer à nouveau des sanctions qui ont fait énormément souffrir les citoyens iraniens.

Cette politique a été risquée. Elle aurait pu provoquer une guerre catastrophique entre d’un côté les États-Unis et ses alliés dans la région, et de l’autre l’Iran. Tout cela a entraîné une grande polarisation au Moyen-Orient. Les États-Unis se sont rapprochés d’Israël et de certains pays sunnites arabes, l’Arabie saoudite en tête. On peut comprendre ces alliances, ces partenariats. Des prédécesseurs de Trump ont adopté la même stratégie.

Mais suivre une voie à sens unique, sans équilibre, sans essayer de jouer le rôle de médiateur, a causé beaucoup de tort et a porté atteinte à l’image de la diplomatie américaine.

Projetons-nous sur les années Biden. Avez-vous le sentiment que les décisions les plus significatives des années Trump sont réversibles ?

La proximité avec certains alliés, avec certaines valeurs, est également réversible. Des décisions du président pourront être remises en question, comme la sortie de l’accord de Paris sur le climat. Je pense que le président Biden pourra très vite changer de politique et renouer avec cet accord. La sortie de l’accord sur le nucléaire iranien est aussi réversible, même si ce sera difficile. Le fait de s’identifier avec certains alliés, avec certaines valeurs, est également réversible.

Dans d’autres dossiers, ce sera difficile de remonter la pente parce qu’il y a un héritage qu’il va falloir surmonter.

L’image des États-Unis dans le monde s’est dégradée. On a vu un pays, un gouvernement, incapables de gérer la question de la Covid-19, incapables de gérer la question des tensions raciales. Et maintenant nous sommes confrontés à une crise politique avec une partie de l’électorat qui, à cause de Trump, ne reconnaît pas la légitimité du président élu.

Pour toutes ces raisons, le monde extérieur porte un regard différent sur les États-Unis. Le président Biden ne pourra pas totalement effacer cet héritage.

Et puis il y a un autre héritage. Désormais, les pays qui vont traiter avec les États-Unis vont toujours se poser cette question : les engagements américains, les engagements du président des États-Unis, durent-ils plus d’un ou deux mandats ?

Est-on entré dans une ère où les États-Unis vous disent une chose, à l’instar des engagements pris vis-à-vis de l’Iran, et quatre ans plus tard, un nouveau président entre en fonction et ces engagements ne valent rien du tout ? La perte de la réputation de fiabilité des États-Unis coûte cher. Et je ne sais pas si le président Biden pourra y remédier parce que personne ne sait si, dans quatre ans ou huit ans, on n’aura pas un président Trump bis, que ce soit lui-même ou un de ses successeurs, pratiquant la même politique.

Franck Mathevon

Source : France Culture, 20 jan 2021

Tags : Donald Trump, Joe Biden, Sahara Occidental, Maroc, Proche Orient, Israël, Palestine, Normalisation, Franck Mathevon, International Crisis Group,

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