Réforme du franc CFA : optimisme prudent des experts

 La réforme donnera aux pays plus de contrôle sur leurs monnaies et leurs économies, selon les experts

Mourad Belhaj | 10.01.2020

AA – Kigali – James Tasamba

La réforme du franc CFA, une monnaie soutenue par la France et utilisée par ses anciennes colonies d’Afrique de l’Ouest, pourrait donner aux pays d’Afrique francophone plus de contrôle sur leurs monnaies et leurs économies, selon les experts, même si le scepticisme persiste.

En décembre dernier, l’Union monétaire ouest-africaine (UMOA) est convenue, avec la France, de renommer le franc CFA, Eco, et de couper certains liens financiers avec Paris qui sous-tendent la monnaie commune de la région depuis sa création en 1945.

S’exprimant lors d’une conférence de presse conjointe avec le Président français, Emmanuel Macron, à Abidjan, le Président ivoirien, Alassane Ouattara a salué cette décision comme historique pour l’Afrique de l’Ouest.

Cette annonce fait suite à des entretiens entre des dirigeants ouest-africains, tenus à Abuja, la capitale du Nigéria.

Dans le cadre de la réforme, ces pays africains n’auront plus à conserver 50% de leurs réserves au Trésor français, mais l’Eco restera ancré à l’euro.

De plus, il n’y aura plus de représentant français au conseil d’administration de l’union monétaire.

Davantage de contrôle économique

Les experts estiment que ce changement privera la France d’épargne et de réserves vitales conservées à Paris, ainsi que de sa capacité à influencer la valeur des devises pour ses avantages commerciaux.

« Cela donnera à l’Afrique francophone la liberté de fixer la valeur de sa monnaie et de l’ajuster avec les nouveaux développements du commerce mondial, avec des partenaires comme la Chine et l’Asie qui n’étaient pas significatifs en 1945 », a déclaré à Anadolu Fred Muhumuza, analyste basé en Ouganda.

« De plus, la monnaie française a depuis longtemps été remplacée par l’euro, qui est entraîné par des dynamiques différentes qui ne peuvent plus être déterminées par Paris », a-t-il noté.

Muhumuza, professeur d’économie à l’Université de Makerere, l’une des universités les plus anciennes et les plus prestigieuses d’Afrique, a déclaré qu’avec la réforme, la France pourrait également perdre la capacité de gérer la monnaie pour promouvoir son commerce avec l’ancienne zone CFA, dans une situation où l’influence de la Chine dans la région se développe.

« Cela permet aux pays francophones de mieux contrôler leur économie et leur monnaie mais refuse à la France des réserves vitales qui étaient disponibles presque gratuitement », a-t-il déclaré.

Le CFA est utilisé dans 14 pays africains, dont la population totale est d’environ 150 millions d’habitants, avec 235 milliards de dollars de produit intérieur brut.

Mais les changements n’affecteront que la forme ouest-africaine de la monnaie utilisée par la Côte d’Ivoire, le Mali, le Niger, le Bénin, le Burkina Faso, la Guinée-Bissau, le Sénégal et le Togo dans l’UMOA.

Hormis la Guinée Bissau, ancienne colonie portugaise, les autres sont d’anciennes colonies françaises.

Récupérer des décisions souveraines

Macron a déclaré que c’était la fin de certaines reliques du passé, car il ne voulait pas d’influence par »tutelle ou intrusion ».

« L’Eco verra le jour en 2020, et je m’en réjouis », a-t-il déclaré.

Selon Lonzen Rugira, chercheur et commentateur basé au Rwanda, la réforme signifie que les pays auront davantage accès à leurs ressources car »ils empruntaient leur propre argent avec intérêts ».

« Les pays ouest-africains pourront prendre des décisions souveraines sur la manière de mobiliser des ressources sans nécessairement lier ces décisions à la France. Tout cet argent qu’ils utilisaient pour emprunter leur propre argent peut être affecté à leurs priorités », a déclaré Rugira à l’Agence Anadolu.

La valeur du CFA par rapport au franc français est restée la même de 1948 à 1994, date à laquelle elle a été dévaluée de 50% dans le but de stimuler les exportations agricoles de la région.

Suite à la dévaluation, un franc français valait 100 francs CFA et lorsque la monnaie française a rejoint la zone euro, le taux fixe est devenu un euro à 656 francs CFA.

Balayer le symbole du colonialisme?

Les analystes soutiennent que le CFA représentait un symbole du colonialisme, de l’ingérence française passée et d’un affront à la souveraineté économique, même si ses partisans disent qu’il a fourni la stabilité financière en période de turbulence dans la région.

En 2017, Macron a souligné les avantages stabilisateurs du CFA, mais a indiqué qu’il appartenait aux gouvernements africains de déterminer l’avenir de la monnaie.

La France, sous Macron, essaie de reformuler sa façon de s’engager avec l’Afrique, en parlant d’égalité de traitement, de nouvelles relations et de respect mutuel.

Rugira pense que la France aurait finalement réalisé que sa survie ne dépendait pas de l’exploitation de ses anciennes colonies.

« Vous ne pouvez pas parler de relations d’intérêt mutuel lorsque vous avez en place des outils d’oppression. Vous devez supprimer les outils qui ont été identifiés comme étant exploiteurs. Le CFA n’était plus tenable au regard des nouveaux termes suivant lesquels la France souhaite s’engager en Afrique. L’environnement politique nécessite leur requalification », a déclaré Rugira.

« Les Français ne pouvaient plus continuer à se comporter comme si rien ne se passait, alors qu’il y avait beaucoup de pression contre le CFA », a-t-il insisté.

Pour Muhumuza, la décision française peut certainement être considérée comme un moyen pour la France de renoncer à son influence en Afrique, »mais seulement dans une faible mesure ».

« Elle (la France) conserve une influence militaire importante et aura également son mot à dire dans la structure économique de ces pays, qui resteront toujours dépendants de la France, pour de nombreux appuis et aides techniques. La France fait également du lobbying international pour ces pays, dans les domaines de la politique, de l’économie et des flux d’aide », a-t-il déclaré.

La France a promis de fournir un soutien, sous la forme d’une ligne de crédit, si les pays de l’UMOA connaissent une crise monétaire.

« Pérennité » contre »optimisme prudent »

Rugira a souligné la nécessité pour les nations africaines d’avoir leur argent dans leurs propres banques, affirmant que contrôler leur propre trésorerie est »un aspect très important de la souveraineté d’un pays ».

Sur le succès de l’Eco, Muhumuza a déclaré que les choses peuvent être plus faciles à dire qu’à faire.

« La gestion de la liberté monétaire exigera un engagement politique fort et une indépendance des technocrates pour prendre les décisions nécessaires, que les politiciens doivent soutenir ; par exemple, au cas où il serait nécessaire de dévaluer ou de demander à un pays membre de gérer son déficit pour éviter d’affecter la valeur totale de la monnaie », a-t-il déclaré.

Selon Rugira, si le mouvement n’est pas exploiteur, il obtiendra le soutien dont il a besoin pour réussir. Mais s’il est abusif, les Africains auront la même attitude qu’ils avaient envers le CFA.

Il a exhorté les pays à faire preuve de prudence pour comprendre les moindres détails de la réforme, notant qu’il est nécessaire de renforcer la transparence du régime monétaire.

« L’histoire de la France en Afrique rend ses motivations douteuses, a-t-il conclu. L’économie de la France a beaucoup bénéficié du contrôle des ressources ouest-africaines. Il se pourrait qu’il y ait quelque chose qui se trame. »

Anadolou

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