Le roi du Maroc: une erreur de chromosome, selon son père

« Une erreur de chromosome »

Le futur souverain est né en 1963, au moment où son père, le dos au mur, devait affronter une contestation croissante à l’intérieur du pays, mais également une opération de déstabilisation venue de l’étranger, notamment de l’Algérie. À l’époque, l’avenir de la monarchie est des plus incertains.

Hassan II impose à son fils une éducation stricte, des châtiments corporels, le fait surveiller en permanence, et autant il manifestera un profond attachement à ses petits-enfants, autant il se conduira comme un père dur et distant. Le cousin germain de Mohammed VI, le prince Moulay Hicham, évoque en ces termes les châtiments corporels infligés par Hassan II: «Un jour, raconte-t-il, le roi s’est rendu compte que les serviteurs étaient gentils avec son fils aîné et moi-même. Il leur a dit: “Ce que vous avez enduré, ce ne sont pas des cris de douleur, c’est une mise en scène de cinéma.” Et il s’est mis à cogner: vingt coups de fouet(1).»

Le prince héritier ne semble pas avoir été l’enfant préféré de son père. C’était un jeune homme plutôt ouvert et rieur, et d’une grande courtoisie. Des traits qui semblent s’être complètement évanouis, depuis qu’il est monté sur le trône.

En 1998, Hassan II est malade, fuit même ses plus proches courtisans, les bouffons qui jusqu’alors le divertissaient. Il vit seul, replié dans son palais, et il sait que son successeur, grâce à lui, disposera de pouvoirs institutionnels sans précédent. La mort, qui l’obsède, rôde dans le palais. Nul doute qu’il éprouve en ces heures un profond désarroi envers cette toute-puissance qui va bientôt lui être enlevée, et de la jalousie pour celui qui va en hériter. À cet instant, il est piégé. Il avait balayé la tradition qui voulait que ce fussent les oulémas qui désignent le futur souverain, pour s’imposer, en tant qu’aîné, comme prince héritier. Et, sous peine de remettre en cause la stabilité monarchique, il a perpétué ce choix. Sans enthousiasme.

En ces heures, comme si le temps lui était compté, il multiplia confidences et petites phrases. Lorsque je lui demandai: «Est-ce rassurant pour vous de savoir que votre succession se déroule de façon stable?», il répliqua d’une voix cinglante: « Jusqu’au bout je m’interroge, et malgré les apparences mon choix n’est toujours pas définitivement arrêté…» Il marqua alors une pause pour mieux accroître son effet, et ajouta : « Je ne voudrais pour rien au monde que ce pays soit victime d’une erreur de chromosome(2).»

La formule était évidemment d’une violence inouïe, mais, impassible, il me regarda la noter, sans me demander de l’atténuer.

La toute-puissance politique qu’Hassan II léguera à son successeur se double d’une puissance économique et financière déjà considérable. Dès le début des années 1980, il a ordonné la libéralisation de l’économie et engagé un programme de privatisations. Le bon vouloir du roi s’exerce dans ce domainelà aussi. Les entreprises publiques les plus juteuses tombent alors dans son escarcelle, mais chaque fois, comme le souligne la presse marocaine aux ordres du Palais, avec «le plein accord des pouvoirs publics». On s’en serait douté.

Le roi rachète ces entreprises publiques à travers l’ONA, l’Omnium nord-africain, qu’il a acquis en 1980 et qui regroupait tous les biens, considérables, détenus par Paribas au Maroc. Déjà présent dans tous les secteurs de l’économie marocaine, l’ONA va, au fil des ans, beaucoup accroître son périmètre. Le holding royal contrôle ainsi des dizaines de filiales. Dans le secteur agroalimentaire, l’ONA rachète la Centrale laitière, Lesieur Cristal, Cosumar. Mais aussi des banques, de l’immobilier, de la chimie, des mines…

Robert Assaraf, qui fut l’un des responsables du groupe, expliquera plus tard, sans mesurer sans doute l’énormité du propos: «L’idée était de marocaniser un maximum d’entreprises cruciales pour le développement du Maroc. L’ONA avait un rôle de locomotive(3).» Le seul objectif des dirigeants du groupe, qui sont tous des courtisans accomplis, est pourtant bien de donner satisfaction au souverain en maximisant ses profits. Ils savent que le maintien à leur poste en dépend. Entre 1981 et 1985, l’ONA multiplie son chiffre d’affaires par sept. 72% du volume d’activités sont réalisés dans l’agroalimentaire(4).

Il est facile de comprendre pourquoi. Pour ce groupe qui détient quarante-trois sociétés au Maroc et en contrôle indirectement quatre-vingt-six autres, l’alimentaire est un formidable marché aux bénéfices importants. Pour une raison simple. Des sociétés comme Cosumar, qui détient le monopole du sucre, la Centrale laitière, celui du lait, ou Lesieur Cristal, celui de l’huile, opèrent sur des marchés où les produits sont subventionnés. Là encore, l’État marocain courbe l’échine sous l’ampleur des prélèvements: le secteur subventionné, tel qu’il est organisé au Maroc, vise à puiser dans le budget de l’État pour financer les entreprises royales et leur garantir des bénéfices records. Ce système de subventions, baptisé Caisse de compensation, censé acheter la paix sociale, contribue avant tout à enrichir le roi.

La stratégie de l’ONA reflète la psychologie d’Hassan II: ne pas tolérer d’opposition à sa volonté. Bientôt il nommera son gendre, Fouad Filali, à la tête du groupe. Tous les concurrents potentiels de l’ONA sont impitoyablement écartés, quels que soient leurs secteurs d’activités.

Au fil des ans, le Maroc devient de plus en plus un pays en trompe-l’œil, où vie politique et fonctionnement de l’économie de marché ne sont plus qu’illusions. Hassan II aura au moins eu l’habileté de tolérer, à côté de l’ONA, un secteur privé où des hommes d’affaires pouvaient encore agir. Ce qui n’est plus le cas aujourd’hui, dans le cadre de la stratégie de contrôle mise en œuvre par son successeur.

Hassan II, interventionniste en diable, décide du casting et des figurants sur la scène publique. Lui qui a dessiné les contours de la monarchie va faire de même avec la vie politique. « J’étais sur la route et je conduisais, racontait-il, quand je me suis dit: il serait bon que dans l’éventail politique il y ait un parti communiste. Je me suis tourné vers Ali Yata, qui était assis à mon côté, et je lui ai dit: “Tu vas créer un parti communiste dont tu prendras la direction(5).” » Il professe un profond mépris pour une classe politique qu’il veut aux ordres, et dont les représentants sont choisis pour leur souplesse d’échine. Un fonctionnement que Mehdi Ben Barka, son ancien professeur de mathématiques devenu son principal opposant, a résumé d’une formule cinglante: «Tu baisses la tête, tu baises la main et tu finiras par être récompensé.»

Il adore tirer les fils, jouer les montreurs de marionnettes. Un soir, alors qu’il est un peu plus de 22 heures, nous discutons dans son palais de Skhirat, à trente kilomètres de Rabat. Soudain, il glisse dans la conversation:

– À propos, je vous ai préparé une petite surprise. J’ai organisé pour vous un dîner avec le Premier ministre et les dirigeants des grands partis politiques.

Je réponds, surpris: – Merci, Majesté. Quel jour?

Il jubile littéralement.

– Maintenant, ils vous attendent déjà !

Comme je m’apprête à partir, d’un geste de la main il m’intime l’ordre de rester.

– Il n’y a pas d’urgence, ne vous inquiétez pas.

Il est 0 h 45 quand il me laisse enfin quitter le palais, et 1 heure 30 du matin quand j’arrive sur le lieu du dîner. Je pousse la porte, je découvre des hommes âgés assoupis dans des fauteuils. Je dis au Premier ministre, Karim Lamrani:

– Je suis désolé pour ce retard.

– Aucun problème, me répond-il en se frottant les yeux pour se réveiller. Nous vous attendions en discutant(6).

Un absolutisme légal

Pourtant la médiocrité, parfois flagrante, de certains de ces hommes a le don de l’exaspérer. Alors qu’il a décidé d’élections générales et que la campagne électorale bat son plein, il arrive sur un terrain de golf, suivi de son fils.

– Vous avez regardé les débats télévisés, hier? me demande-t-il. Non? Eh bien, vous avez bien fait. Ils étaient tous nuls. Comment voulez-vous que j’arrive à convaincre les gens d’aller voter avec des incapables pareils?

Quel merveilleux sursaut démocratique! Tandis que son père est sur le green, le futur Mohammed VI s’approche.

– Comment se déroulent les choses avec mon père?

– Plutôt bien, merci!

Il se penche alors vers moi en souriant.

– Soyez tout de même sur vos gardes, c’est un immense manipulateur(7).

En réalité, malgré leurs divergences, les deux hommes sont faits de la même étoffe. Celle de dirigeants qui savent qu’ils sont au-dessus des lois et n’ont de comptes à rendre à personne. Hassan II a façonné un pouvoir absolu et sans entraves qui n’a cessé de fasciner celui qui, plus tard, allait en disposer à son tour. Un absolutisme légalisé à travers les textes constitutionnels consacrés au droit traditionnel et divin (l’allégeance, commandeur des croyants). Les droits du souverain sont ainsi réputés «inviolables et sacrés».

Toutes les stratégies mises en place par Hassan II sont observées avec soin par le prince héritier. Or, derrière chacun de ses choix, il y a un calcul personnel. «La grande fierté de mon règne, affirmait Hassan II, ce sont ces barrages que j’ai fait construire à travers le pays.» Au total, cent vingt grands barrages auront été édifiés durant son règne, et à un rythme soutenu. Certaines années, 40% du budget de l’État auront été consacrés à ces travaux. Une politique des barrages qui aura masqué un véritable détournement d’actifs opéré par le roi. C’est lui qui choisit les régions où ils seront construits et évalue le nombre d’hectares qui seront irrigués. Le processus d’expropriation sera l’occasion de faire passer de nombreuses surfaces de qualité dans le giron royal…

Dans un pays où les trois quarts des entreprises agricoles ont moins de cinq hectares, la terre permet non seulement au roi de s’enrichir mais de disposer d’un système de corruption efficace. S’il ne prétend en aucun cas connaître ou évaluer le nombre d’hectares appartenant aux Domaines royaux, l’économiste Najib Akesbi se livre néanmoins à un calcul intéressant: celui des terres qui ont disparu des registres fonciers après l’Indépendance du Maroc. «En 1956, on comptabilise un peu plus de un million d’hectares. On sait que, sur ce total, trois cent vingt-cinq mille hectares de terres de colonisation officielles ont été récupérés en 1963 et distribués lors de la réforme agricole qui s’est étendue de 1963 à 1975, sous forme de lots de cinq hectares, notamment lors des périodes de tensions sociales, qu’Hassan II cherchait ainsi à calmer. Il y a eu ensuite les deux cent mille à deux cent cinquante mille hectares récupérés au début des années 1970, lors de l’opération dite de marocanisation, et confiés à deux sociétés d’État, la Sodea, spécialisée dans les fermes plantées, et la Sogeta, dans les terres nues(8).»

Au final, il resterait donc entre quatre cent mille et quatre cent cinquante mille hectares qui n’ont jamais été récupérés par l’État et qui ont fait l’objet de cessions illégales entre colons et Marocains. La famille royale en a-t-elle profité? Si oui, dans quelles proportions? Cinquante-six ans après l’Indépendance du royaume, le mystère demeure. Un sujet sensible dans un pays agricole où la moindre indication sur l’ampleur de la confiscation royale pourrait avoir des conséquences politiques et sociales graves.

Dernier legs d’Hassan II, utilisé avec encore moins de scrupule par son successeur: l’appel à l’aide internationale pour financer des projets dans lesquels la famille royale est souvent impliquée. Outre la Banque mondiale, engagée dans le financement des barrages, la France figure naturellement au premier rang des bailleurs de fonds. En 1992, Hassan II est reçu à Paris par François Mitterrand et Jacques Chirac, cohabitation oblige.

Depuis 1990, l’aide française atteint annuellement 1 milliard de francs, montant qui doublera à partir de 1995. La France est alors le premier créancier du Maroc, dont elle détient 13% de la dette, pourcentage qui grimpera à 19% en 1999. Elle est également le premier bailleur de fonds bilatéral du pays, au titre de l’aide publique au développement, avec 50% du total. Une filiale de l’Agence française de développement, la Proparco, dont les bureaux marocains sont installés à Casablanca, accorde également des fonds propres et des prêts à des entreprises ainsi qu’à des banques marocaines.

En 2001, Proparco investit ainsi de l’argent des contribuables français, au total 160 millions d’euros, notamment dans le groupe minier Managem, appartenant au roi, pour l’exploitation d’une mine d’or au sud-est d’Agadir (9). Elle investit également, dès cette époque, dans l’énergie éolienne contrôlée par le souverain. À l’époque, Proparco est aussi partenaire dans Upline Technologies, un fonds d’investissement créé par la banque d’affaires et appartenant au groupe Upline, dont l’un des actionnaires « cachés» aurait été le propre frère du roi, le prince Moulay Rachid.

La monarchie marocaine a paisiblement prospéré à l’ombre de l’omerta française. Les responsables politiques qui se sont succédé ont tous fait preuve, qu’ils soient de droite ou de gauche, d’une tolérance coupable. «Ne pas désapprouver l’inacceptable» semblait depuis longtemps la règle d’or adoptée par Paris. Ainsi, à l’abri des critiques ou des pressions, le roi et son entourage pouvaient sans risque se livrer à tous les excès.

Staline, dit-on, avait confié un jour: «Donnez-moi un homme, j’en ferai un procès.» Hassan II aurait pu déclarer en le paraphrasant: «Donnez-moi un homme, j’en ferai un courtisan.» Le spectacle désolant des personnalités françaises se pressant à ses réceptions faisait peine à voir. Chaque année, le 31 décembre, le roi organisait une immense réception pour le nouvel an. Des centaines de voitures officielles déposaient des invités aux sourires béats devant les portes d’un palais illuminé. J’ai (É. L.) assisté à l’époque à l’une de ces soirées, et je puis témoigner que la vision offerte était particulièrement obscène. Des hommes et des femmes en robe du soir et smoking remplissaient à ras bord leurs assiettes de caviar, comme autant de Thénardier affamés se précipitant sur un bol de soupe.

Au terme du repas, des serviteurs en livrée portant des hottes emplies de cadeaux étaient littéralement bousculés par les invités qui s’efforçaient, un instant après, d’en récupérer un maximum. Hassan II n’apparaissait pas une seule fois, mais nul doute que, bien à l’abri des regards, il devait observer ce spectacle avec satisfaction. Sans doute le confortait-il dans son scepticisme sur la nature humaine et le mépris qu’il éprouvait pour l’immense majorité des gens.

1. Ignace Dalle, Hassan II, entre tradition et absolutisme, Paris, Fayard, 2011.

2. Propos recueillis par Éric Laurent, Rabat, 1998.

3. Fahd Iraqi, «Il était une fois l’ONA», TelQuel, nº 456.

4. Ibid.

5. Entretien avec Éric Laurent, Skhirat, 1993.

6. Propos recueillis par Éric Laurent, Rabat, 1993.

7. Propos recueillis par Éric Laurent, Bouznika, 1994.

8. Entretien avec les auteurs, Rabat, septembre 2011.

9. L’Économiste, 5 septembre 2001.

Source : Le Roi prédateur

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