Dans les camps sahraouis

Questions à Alice Corbet, chargée de recherches CNRS à Les Afriques dans le Monde (LAM), Sciences-Po Bordeaux et spécialiste des camps de réfugiés.
Pourquoi existe-t-il aujourd’hui autant de camps dans le Sahara occidental ?
Les camps sahraouis se situent au Sud-Ouest de l’Algérie. Ils sont issus du conflit qui oppose le Maroc au Front Polisario au sujet du territoire du Sahara Occidental (ex-Sahara espagnol). Depuis 1975, les Sahraouis qui ne reconnaissaient pas l’autorité marocaine –le Maroc ayant envahi le territoire avec la Marche verte, lors de la décolonisation espagnole– s’identifièrent à la lutte du Front Polisario et allèrent se réfugier en Algérie, dans une zone très aride nommée Hamada de Tindouf. C’est là que fut promulguée la République Arabe Sahraouie Démocratique (RASD), une république en exercice dans les camps bien qu’en exil. C’est une particularité des camps Sahraouis, qui dessinent dans l’espace une zone certes située en Algérie, mais sous administration du Front Polisario. On est donc dans le cas d’un espace extraterritorial, dans lequel les toutes personnes extérieures (dont les algériens) peuvent circuler uniquement si le Front Polisario est au courant.
Lors de leur fuite, alors que la lutte armée s’était amplifiée avec des bombardements, les Sahraouis sont partis par groupes originaires d’un même lieu. Ils sont donc arrivés par « vagues » de l’autre côté de la frontière algérienne, où ils se sont installés au gré de leur arrivée. Comme dans d’autres situations de camps (notamment palestiniens), le nom donné au lieu de leur installation censée être temporaire a été identique à celui d’origine : Laayoune pour ceux provenant de la « capitale » du Sahara Espagnol, Dakhla pour ceux originaires de Dakhla (ancienne Villa Cisneros), Smara et Aousserd. Avec le temps, un nouveau camp a été créé : celui de l’Ecole du 27 février (date de la proclamation de la RASD, en 1976). Cette école est une école des femmes, qui propose aussi des activités aux hommes. Il y a de nombreuses écoles dans les camps, mais celle-ci propose des activités multiples de formation, pour les adultes également.
Par ailleurs, le Front Polisario a « récupéré » une partie du Sahara espagnol lors de la lutte armée, jusqu’à la construction du « mur de défense » marocain : un mur de 2 700km de long qui représente la frontière réelle actuelle. Dans cette zone sous contrôle du Front Polisario, de nombreuses petites villes ou camps sont occupés par ses forces armées, comme Tifariti. Cela fait de tout cet espace – dit « territoire libéré » par les Sahraouis des camps – un milieu à la fois très investi politiquement, mais également très lâche à la vue des distances et des conditions sahariennes extrêmes.
Existe-t-il plusieurs sortes de camps ? Quelle conséquence cela a-t-il sur les habitants de ces camps ?
Les camps situés non loin de la ville algérienne de Tindouf sont très fréquentés par les ONG, les comités de soutien, et les journalistes : ils sont très dynamiques et on y rencontre beaucoup de jeunes. A l’inverse, Dakhla, 180 km plus au Sud et installé au milieu des dunes, est plus calme. Des évènements médiatiques y sont toutefois organisés, tels que le Festival international du film, afin d’attirer l’attention internationale. Le camp de l’Ecole du 27 février a un fort pouvoir d’attraction sur les jeunes, qui cherchent à s’y former. C’est aussi un lieu d’interface fort avec les membres de groupes de solidarité. Beaucoup de familles se sont donc rapprochées de ce camp, contribuant à son développement, parfois le temps des études de leurs enfants, parfois définitivement. On assiste donc à des mouvements migratoires entre les camps.
Depuis les années 2000, les camps se sont énormément développés : les routes ont été aménagées, ce qui aide le déplacement de voitures de plus en plus nombreuses ; les bâtiments se sont durcifiés et certaines maisons se sont vraiment aménagées. Il y a différentes raisons à cela : les Sahraouis, le temps passant, investissent leur lieu d’habitat. De plus, l’argent est arrivé avec le travail de jeunes à l’extérieur des camps. Cela pose la question de la différenciation des niveaux de vie au sein des camps.
Enfin, il faut revenir sur l’enjeu de l’humanitaire. De manière générale, si l’aide humanitaire est d’abord une condition de survie, elle devient rapidement une condition intrinsèque au fonctionnement interne du lieu, avec laquelle les réfugiés apprennent à mener des interactions d’intérêt réciproque ou personnel. Les jeunes, nés dans les camps, souhaitent collaborer avec les ONG pour avoir une occupation et se former. Ils tentent aussi de partir des camps, soit pour faire des études, soit pour travailler (par exemple en Algérie ou en Mauritanie, qui soutiennent le Front Polisario, ou en Espagne, qui a régularisé de nombreux Sahraouis). Néanmoins, les camps restent leur base matérielle (leur famille y habite), spatiale (la région se développe grâce à eux), et identitaire (c’est le lieu d’exercice de la RASD). On peut donc parler de lieux-centre, ce qui nous rappelle qu’il ne faut pas systématiquement penser les camps comme des lieux en marge : les gens s’y installent (ce qui s’incarne notamment par des tentatives de décoration et d’aménagement de l’habitat), un marché économique s’y développe –souvent lié à l’aide humanitaire–, des enfants y naissent… A travers le monde, comme en Haïti juste après le séisme de 2010 ou dans les camps de réfugiés maliens au Niger, j’ai pu observer ce phénomène d’appropriation du camp, même dans un délai court après l’exil, et même si les gens savent que ce lieu est censé être temporaire.
Ainsi, l’intervention humanitaire, locale, régionale ou internationale, est toujours nécessaire dans le temps de l’urgence ou quand les réfugiés / déplacés ne peuvent pas subvenir à leurs besoins en raison des difficultés de leur environnement (bombardements, milieu désertique…). Mais parfois, l’urgence passe rapidement. Les habitants des camps cherchent alors à aller en dehors des camps pour travailler, et à vivre à leur rythme et non à celui des distributions d’aide. En somme, ceux qui sont en-dehors du camp ou qui s’approprient le camp entrent moins dans un système de dépendance. Le cas sahraoui est en cela particulier : les gens sont dépendants de l’aide humanitaire, mais comme c’est la RASD qui assure la distribution de l’aide et essaie de la contrôler –ce qui n’est pas sans causer des tensions avec les ONG et instances internationales – la dépendance peut être perçue comme soit instrumentalisée, soit maîtrisée.
Comment les habitants des camps perçoivent-ils les idées d’autonomie et/ou d’indépendance du Sahara occidental ?
Selon mon expérience (j’ai passé plusieurs mois dans les camps de 2005 à 2010), il y a toujours un grand désir pour l’indépendance du Sahara Occidental dans les camps. Ceci dit, beaucoup de jeunes contestent la stratégie du Front Polisario, dont ils veulent un renouvellement des membres (certains sont au pouvoir depuis 1976, dont le président de la RASD), ou dont ils pensent qu’ils adoptent une stratégie diplomatique « molle ». Ces groupes s’expriment publiquement et sont tolérés dans les camps. Le Front Polisario reste toutefois toujours reconnu comme le représentant « naturel » des Sahraouis pour la majorité de la population, à qui l’indépendance apparaît comme la solution unique. Les réfugiés n’ont aucune confiance dans une solution d’autonomie, la rancune et les tensions avec le Maroc ayant duré trop longtemps –sans compter que beaucoup d’entre eux ont subi dans leur chair le conflit. Les échos sur la situation des Sahraouis indépendantistes demeurés dans les territoires sous domination marocaine ne laissent pas non plus espérer que la confiance se développe (on pense ici aux difficultés rencontrées par la militant Aminatou Haidar, dont le combat médiatisé évoque l’oppression).
Néanmoins, il faut se rappeler que certains Sahraouis reconnaissent la « marocanité » du Sahara Occidental ou, du moins, acceptent que Rabat domine la zone. Ceux qui, dans les camps de réfugiés, pensent cela, peuvent très facilement partir des camps pour rejoindre le Maroc : d’une part car la circulation autour des camps (vers l’Algérie ou la Mauritanie notamment) est très facile, d’autre part car le Maroc accueille à bras ouvert les Sahraouis qui prêtent allégeance au royaume, et facilite leur venue.

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*